Bobillette

Banc public

Par Ariane Chalant

Publié le 4 juin 2025

Ouf, je me suis bien reposé. La nuit était douce et tranquille. Je viens d’entendre le gardien ouvrir les grilles du jardin. Il fait son tour d’inspection. Je sais qu’il n’a guère le temps ; je sais aussi que parmi les vingt-cinq jardins qu’il ouvre, celui-ci fait partie de ses préférés. 

Tiens, il s’assoit une seconde. Je me fais souple pour lui donner l’allant nécessaire à sa journée.

De bien bonne heure, voici les premiers passants, des gens pressés qui prennent le jardin comme raccourci. Ils ne me regardent pas, ne se demandent pas si je suis le banc sur lequel ils vont se poser un instant. Je suis pourtant bien placé, presque au centre du jardin, sur la trajectoire des deux portillons principaux, en même temps un peu éloigné des points de circulation, et proche des structures de jeux pour les enfants.

Il y a toujours moins de monde le matin mais il fait si bon ! si doux. Ah ! voici une nounou avec un petit en poussette, un à peine plus grand sur le marche-pied contre elle. Mon Dieu que cet enfant est beau. Le sait-il déjà ? La nounou s’assoit et le petit qui marche, trotte allègrement vers la structure, grimpe à l’échelle tandis que le bébé réclame les bras. La nounou le prend et l’assoit d’abord à côté d’elle, sur moi, puis par terre, derrière moi, dans l’herbe. La nounou téléphone.

Une autre lui succède, puis une autre s’adjoint. Les enfants, très jeunes, vont et viennent malhabiles et contents tandis que les nounous bavardent. Un aventureux tente de grimper sur moi. C’est bien haut. La nounou donne à peine un coup de main, mine de rien, et le petit est juché. Fier, il lève les bras puis s’applaudit. Maintenant, je sens à la pression de ses petits pieds qu’il s’apprête à sauter. Je sens aussi que la nounou se lève brusquement. Elle lui tend les bras. Il s’élance, confiant, elle le rattrape au vol. Il rit, la nounou a tremblé un instant, je le sens lorsqu’elle se rassoit.

Le jardin commence à s’animer. C’est un jour de semaine. Un homme entre deux âges pose une fesse sur mon coin. Il est dans une conversation téléphonique manifestement compliquée. Je sens sous son postérieur la tension monter. C’est pour cela qu’il ne s’est pas vraiment assis, il n’est pas tranquille. Il se lève brusquement, se rassoit, me transmet comme une décharge électrique chaque fois qu’il s’assoit. Il se lève à nouveau, le verbe haut et s’en va à grands pas. Je ne l’entends plus.

On doit approcher de la pause déjeuner car le jardin est tout à coup envahi de petits groupes, couples, individus isolés munis de salades ou de sandwiches. 

Deux pimprenelles me choisissent. Elles sont charmantes, elles pépient gaiement, rient volontiers, se moquent, je crois comprendre que c’est d’une connaissance de travail. Elle n’en finissent pas de gloser. Elles me fatiguent. Elles finissent par se lever et si elles vont mettre leur déchets dans la poubelle proche, elles laissent traîner derrière elles, sur moi, une serviette en papier et même un masque. Cela ne m’étonne pas de ces péronnelles peu attentives et apparemment peu bienveillantes.

Les gens se succèdent maintenant au point que je ne peux les décompter. Je n’ai plus de place à offrir le plus souvent. Certains restent longtemps avec leur livre où le visage tourné vers le soleil, d’autres ne font qu’une courte pause. L’après-midi s’écoule et je saisis par leur fondement le poids de ces vies passantes. Je soutiens, je réconforte, je supporte, je fais mon maximum pour être halte secourable ou repos d’un instant.

Lorsque la fin de l’après-midi s’engage, le tourbillon que je connais bien apparaît, les pas s’accélèrent, les marcheurs se densifient et puis, inexorablement, le flot s’éclaircit et les silhouettes se raréfient.

Le gardien des lieux arrive, sort sa clef du paradis pour me laisser rêver en paix au jour passé, et au jour futur.