Bobillette

Geneviève à Charles Janvier à juin 1898

Par Ariane Chalant

Publié le 4 mai 2025

Geneviève est une toute jeune femme de 21 ans, mariée depuis un peu plus d’un an, avec un officier de marine dont le métier impose des absences longues, mère d’un garçon, Robert, âgé de quelques mois.

Son mari, Charles, est au centre d’une fratrie de 6 enfants, adulé par ses cinq sœurs, et par sa mère. Son père est un officier de marine connu pour ses travaux scientifiques, cartographiques et astronomiques. Genevieve, fille de haut-fonctionnaire, a deux sœurs, et un frère plus jeune.

Lorsque Charles part en mer, les époux s’écrivent quotidiennement.

Janvier 1898

23 janvier 1898

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J’espère que tu auras pensé à écrire à Paul pour sa décoration. Si ce n’est pas fait encore, fais-le. C’est une obligation à laquelle tu ne peux guère te soustraire. Lui et sa femme ont été très bons pour moi avant mon mariage et depuis ton départ, et je suis un peu confuse lorsque je sais qu’il t’a déjà écrit trois ou quatre fois et que tu n’as trouvé le temps que de le faire qu’une.

Cependant, entre hommes, c’est assez facile d’écrire. Je ne te demande pas d’écrire à mes sœurs car je pense bien que cela t’assommerait mais fais-le au moins pour le mari de l’une à présent comme je te demanderais de le faire pour le mari de l’autre si elle se marie jamais. Pour cela tu es très Mouchez et tu ne considères pas assez les alliés. Je suis sûre que tu écris moitié moins à tes beaux-frères qu’à tes sœurs. Eh bien, c’est une chose que je ne comprends pas. Dans un ménage tout doit être égal mais s’il y a une intimité quelconque c’est en général entre hommes ou entre femmes.

Je te laisse, tiens, mon chéri, car je ne sais pas pourquoi, ce soir, j’ai envie de te dire des sottises. Tu me pardonnes, n’est-ce pas puisque je les écris en les pensant. C’est mieux que si je les gardais pour moi.
Je t’aime et t’embrasse bien fort.

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mardi 24 janvier 1898, 8 heures du soir

Tu ne peux t’imaginer à quel point, mon chéri, mes journées se traînent péniblement. Plus je vais et moins bien je supporte cette séparation. Ah ! je t’assure qu’elle comptera dans ma vie. Je m’occupe de ton fils, je lis, je couds mais les matinées et les soirées sont longues quand même. Je n’ose souvent me mettre à t’écrire de crainte de t’ennuyer. Tu as bien assez de tes peines pour que je vienne te dire les miennes.
Parlons d’autre chose

– J’ai vu hier Louise Speth qui m’a dit que Madeleine était dans un bonheur, un ravissement qui n’est déjà plus de ce monde. Elle est venue avec la mère supérieure passer un jour à Paris pour voir son frère et je lui en veux un peu de ne pas m’avoir prévenue car j’aurais fait tout mon possible pour lui conduire Robert qu’elle connaît à peine mais n’ayant pas été avertie à temps, je n’ai pu le faire.

– Le soir, je suis allée dîner chez les Guilhem pour la première fois depuis le retour de Meudon car ils ont une cuisinière qui ne sait pas seulement faire un œuf sur le plat. Il y avait mes parents, M. et Mme de Gabalda, M. Mathée l’ami de Paul, qui revient d’un joli voyage en Algérie. Il m’a montré des photographies ravissantes et doit me donner des tuyaux sur des moyens de transport économiques, les hôtels à choisir.

Vendredi 28 01 1898 – 9h du soir

Mon mari chéri, maintenant que me voilà au calme chez moi, je vais tâcher de t’expliquer un peu mieux ce que j’ai fait. Le service de table est en terre de fer, tout rond avec un petit dessin de la largeur de deux doigts bleu foncé et un motif régulier au milieu. J’ai pris ce que j’ai trouvé et non ce que j’aurais préféré car ç’aurait été beaucoup trop cher. Le tout 106 francs comme je te l’ai dit. Les verres sont des gobelets (où le nez a la place de se loger) avec flûtes à champagne, etc. 24 verres de chaque sorte, 6 carafes à eau, 6 à vin – 25 f 90 plus le port. J’espère que les 150 francs ne seront pas dépassés. Ils doivent l’expédier demain matin samedi. Je passerai les relancer en répétant que c’est par grande vitesse.

Quant au linge, c’est beaucoup plus embarrassant. En général, on vend par service, c’est à dire une nappe de 18 couverts et 18 serviettes ou bien une nappe de 24 et 24 serviettes. Je suis donc obligée de prendre des choses dépareillées blanches et de renoncer au service rouge ou de couleurs. Sans cela, pour 9 nappes de 18 personnes, il faudrait que je prenne 9 fois 18 serviettes. Une autre difficulté est qu’il faut les ourler, c’est pourquoi je n’ai pu me décider aujourd’hui. J’irai demain dans d’autres magasins voir s’ils en ont de tout faits, sinon je m’y mettrai avec Georgette et nous ourlerons à la machine le plus vite possible. Je t’enverrai toujours demain soir 2 nappes et 12 serviettes et je n’expédierai le reste que lundi ou mardi.

J’ai vu chez Maman l’Amiral Maréchal qui m’a dit que l’Amiral de Baumont partirait le 7 février pour Toulon. Il pense qu’on envoie le Vauban pour le désarmer à Saïgon dès que les difficultés seront terminées et qu’on vous réexpédiera par le paquebot. Je souhaite que ce soit le plus vite possible.

Dis-moi comment sera ta chambre ? je suis heureuse que tu ailles dîner chez tes amis, même quand ils ont des femmes, j’ai trop confiance en toi pour penser sérieusement à être jalouse. Je t’aime, c’est tout dire.

C’est une rude corvée que ta mère m’inflige avec ces lettres de quête ! j’en ai lancé quelques-unes aujourd’hui et vais être obligée de m’éreinter à faire des visites toute cette semaine car je ne peux pas quêter les gens chez lesquels je n’ai jamais mis les pieds depuis mon mariage. Je n’ai pas voulu refuser à ta mère mais c’est bien la dernière fois d’ici longtemps que je fais cela. Et puis, allez m’enfermer deux jours dans une atmosphère puante, mon lait ne sera pas fameux.

Au revoir, mon chéri. Louise Calmettes devient volumineuse. Elle n’a pas parue contente de ce que je lui ai refusé d’aller dîner chez elle ou chez Albert Debled ; tant pis. J’ai dit non, c’est non et ne changerai pas d’avis. Alors, elle m’a répondu que puisque je voulais rester dans mes larmes, on m’y laisserait. Tant mieux, c’est tout ce que je demande.

Samedi soir 29 01 1898 – 9 heures

Mon mari bien aimé,

J’ai étourdiment encore adressé ma lettre poste restante. C’est pourquoi je t’ai envoyé une dépêche mais, au fond, je ne le regrette pas car comme le dimanche le facteur ne distribue pas les lettres, tu n’en aurais pas avant lundi matin. J’ai donc bien fait sans le vouloir.

J’ai payé le Bon Marché et paierai encore le port du gros paquet de nappes. Ce sera environ 200 francs que tu me devras. Et je ne donnerai pas un sou pour la rue Drouot. Le port de la vaisselle coûtera chaud en grande vitesse, 250 kilos au moins.

N’oublie pas de m’envoyer le détail de tes comptes le 31. Puis, à partir de février, nous les ferons chacun de notre côté comme ça a été convenu.

Tu me parles de la possibilité de déménager. Je n’en suis pas partisante, voilà pourquoi :

1e Si j’ai peur, il faut que j’aille habiter dans la maison de Maman et pas ailleurs ; or, il n’y a aucun appartement pouvant me convenir et y en aurait-il un que je ne le prendrais pas car je veux ma liberté.

2e Si je n’ai pas peur, pourquoi ne pas rester ici ?

N’ai-je pas raison ? Encourage-moi un peu, mon chéri car je ne voudrais pas faire tuer quelqu’un de ma famille qui me reconduirait le soir. Paul et Marguerite ont été assez gentils pour louer l’appartement de la Cité Martignac, rue de Grenelle à côté de l’Archevêché (5 minutes de chez moi). Ils pourront toujours me ramener quand j’irai dîner rue de l’université. Et puis, je verrai pour m’arranger à ne jamais accepter un dîner chez tes sœurs sans être sûre qu’on pourra me reconduire.

Dans ces conditions, je ne crois pas déraisonnable de rester où je suis avec mon fils et une vieille bonne.

Bonsoir, je vais au lit, je suis exténuée. Mille baisers

Souris

Dimanche matin 11 h 30

J’avais espéré que le temps me permettrait de sortir ton fils aujourd’hui mais le froid et le vent m’obligent à remettre à demain. J’en profite pour aller à Wissous par 1 h 30. Je reviendrai par 5 h 06. Je n’ai pas pu aller y déjeuner croyant toujours pouvoir sortir Robert. Je me dépêche à présent pour filer.

Le paquet de linge sera porté aujourd’hui à la gare de Lyon et expédié à domicile à l’hôtel. Tout est ourlé à la machine. C’est loin d’être aussi bien qu’à la main mais rien n’est lavé. Dis-moi si tu as reçu les torchons car je ne paierai pas le Bon Marché tant que tu ne les auras pas reçus.
Au revoir, je vais déjeuner, mille baisers, je t’aime

Souris

Envoie la lettre de ton Oncle Frédéric, voilà une enveloppe. Mets 2 timbres pour la photographie.

Lundi 31 janvier 1898 1 h

Mon petit mari chéri, je viens de recevoir ta lettre et elle me fait un peu de peine puisque tu me reproches de ne pas t’écrire assez longuement. Tu vois par tout ce que je t’ai dit que j’avais beaucoup à faire avec ton fils, des visites, etc. Et ce n’est pas ma faute toujours si j’écourte tes lettres. Vois-tu, je continue à être une mauvaise femme, paresseuse qui préfère se coucher le soir au lieu de se mettre à écrire et je ne le ferai plus. Je vais commencer par te raconter ma journée d’hier et ensuite je répondrai à ta lettre.

La matinée s’est passée entre le bain de ton fils, la messe de 11 heures, etc. puis, aussitôt le déjeuner, à 1 heures, je suis descendue prendre le tramway de Montrouge mais comme ta lettre n’était pas encore arrivée, je l’ai attendue et je suis arrivée bien juste à la barrière pour le train de 1 h 50. A Wissous, j’ai trouvé ta mère avec Sophie, Daniel et Berthe, Georges et Fernande. Je t’avoue que j’aurais préféré trouver ta Maman seule car tes sœurs, surtout Fernande m’agacent tellement avec leurs questions et leurs réflexions que j’ai tout le temps envie de les envoyer faire fiche. Fernande ne comprend pas 1e que je t’ai épousé, 2e que je n’aille pas habiter dans la poche de Maman, 3e que je ne parte pas à Toulon, quitte à tuer mon enfant, etc. Tu comprends comme c’est gentil de me dire tout ça. On doit bien penser que j’ai déjà assez de chagrin sans me dire encore des choses désagréables. Je ne me mêle pas de ses affaires et je voudrais bien qu’elle fasse de même. Enfin, je n’ai pas voulu avoir l’air de me fâcher et j’ai rendez-vous aujourd’hui avec Sophie et Fernande pour faire des visites ensemble. Nous partagerons notre voiture en 3. Nous devons aller chez M. et Mme Luneau, L. Laffargue, Panhard, de Forbin Janson, Legrip, etc. J’ai pensé que je pouvais aller chez Mme de Forbin Janson quoique ne la connaissant pas, puisque tu avais eu l’intention de me présenter à elle dernièrement. Demain, j’irai seule chez Mme Guyon. Crois-tu que je doive aller chez Mme Carnot avec ta mère ? J’irai avec elle chez Mme Marbeau. Je suis rentrée de Wissous par le train de 5 h 06. Il y avait beaucoup de monde et nous n’avons pu trouver de la place que debout dans le fourgon à bagages. En arrivant chez moi, j’ai trouvé Maman avec mon fils et elle a voulu m’emmener dîner chez elle pour que je ne dîne pas seule. Après le dîner, je suis passée chez Marguerite où ça n’allait pas bien du tout. Bernadette a une bronchite et le petit Jacques est très pris aussi du nez et de la gorge. Paul et Marguerite se désolaient croyant qu’ils allaient perdre leur fils. C’est bien malheureux quand on a perdu un enfant, on ne vit plus pour les autres. Il est vrai qu’ils n’ont pas la chance d’avoir des mioches aussi forts que le nôtre. La petite Bernadette est si, si délicate que tout est grave chez elle. Enfin, j’espère qu’ils s’en tireront, ce matin, ça va mieux.

Je suis revenue me coucher bien vite ensuite à 9 h et demi et ton fils m’a fait un train jusqu’à 1 h1/2 du matin, qu’il en a dormi ce matin jusqu’à 8 h ½. Il est mauvais comme la peste. C’est un petit bout de rage.

– Je réponds maintenant à tes lettres. Tu es gentil d’avoir pensé à moi chez les Garnier mais tu fais erreur en te demandant si tu as bien fait de te marier. Est-il possible que tu puisses penser une chose pareille ? Toi qui rend une femme la plus heureuse des femmes, tu entends bien « la plus heureuse » et pas « une des plus heureuses ». Je t’aime et je me dis tous les jours que tu me plais parce que tu es bien toi-même, que tu connais ton devoir, que tu m’aimes, etc. Mais assez de bêtises.

– Je n’ai toujours pas mes affaires mais je t’en supplie, n’en souffle mot à personne. Maman croit que je les ai eues comme d’habitude. Je crains épouvantablement d’être enceinte mais je n’en sais rien et te conjure de n’en souffler mot à qui que ce soit. J’ai toujours beaucoup de lait et pas le moindre soupçon de mal de cœur. J’espère donc beaucoup et n’y veux pas penser. Il est très possible que ça retarde puisque je suis nourrice.

– Je serai obligée d’aller les 2 jours à la vente, à moins que tu ne sois là, je m’en dispenserais et prierais ta mère et Lucie de me remplacer.

Joint à la lettre :

24 janvier 98

Je vous envoie ci-joint la somme de 7 francs en un mandat, tout en trouvant profondément singulière votre manière d’agir. Quand on affiche un prix à sa porte, on ne le double pas sur sa note.

J’attends la facture acquittée.

G. Mouchez

49, boulevard Latour-Maubourg Paris

Dimanche 13 février 1898 9 heures

Un mot, chéri, bonsoir, je tombe de fatigue et de sommeil.

Geneviève

Lundi 14 février 98 5 h du soir

C’est seulement maintenant mon chéri que je peux trouver une minute pour venir causer avec toi. Il est temps car je devrai porter cette lettre à la poste avant 6 h. J’ai ton fils sur mes genoux aussi excuse mon écriture et même peut-être l’incohérence de ma lettre. Depuis ce matin, j’ai baigné ton fils et fais ce que je faisais tous les matins quand tu étais là puis, je suis sortie à 10 h ½ pour faire quelques courses et me confesser. Je ne suis rentrée qu’à midi 30 pour déjeuner. J’ai reçu ta lettre (ce qui me prend toujours une ½ heure) j’ai ensuite expédié ton fils et sa bonne dehors car il faisait un temps superbe puis je me suis occupée un peu de mon ménage que j’avais négligé depuis 8 jours. J’ai reçu la visite de Mme Guyon et j’ai ton fils sur les bras depuis ce temps là. Nounou lave.

C’est convenu, je partirai demain soir mardi, je resterai à Toulon mercredi et jeudi et je reprendrai le train pour Paris à 6 h 53. Je retrouverai Papa à Marseille. Il a eu un billet à ½ place et se fait une fête d’aller revoir cette bonne ville, c’est un vieux souvenir pour lui.

J’ai reçu un mot de M. Martin pour le casier. Il n’a pas pu trouver et me conseille d’en acheter un neuf chez Alley. Je vais lui envoyer un petit bleu disant que je pars demain et que j’emporterai le fusil au lieu qu’il l’envoie par petite vitesse.
Ta lettre d’aujourd’hui me confirme que M. B. ne sait rien de ce qui se passe : il voulait me soutenir que le « Vauban » partirait jeudi. Il n’en sait rien.

Si vous restez longtemps dans la baie d’Along et que tu aies occasion d’aller jusqu’à Hanoï en permission, n’oublie pas d’aller voir les Tamin. Lucette est très gentille et sera contente de te voir, tu lui diras bien des choses de ma part.

Je viens de donner ton fils à Nounou car il m’était absolument impossible de continuer à t’écrire avec lui. Quel assommant personnage !

Je ne pense pas du tout faire venir le petit à Toulon. Je te disais que si tu ne partais pas tout de suite et si la gourme disparaissait presque, on pourrait peut-être l’emmener mais avec bien des si on ferait tenir Paris dans une bouteille.

Je me vois obligée de te laisser mon chéri. Ne m’en veux pas je t’en conjure mais je suis interrompue à chaque instant c’est désespérant. Je t’aime, mari type de la perfection et je voudrais te ressembler seulement un tout petit peu.
Mille baisers, à mercredi matin 10 h 40 à la gare. Je prendrai le train de 8 h 25 sûrement.

Geneviève

Dimanche 20 février 1898

Mon mari chéri, nous avons été déjeuné rue de l’Université et Thérèse m’y a apporté ta lettre. J’ai été à la messe de 11 h que j’ai manquée et ensuite à celle de 1 h puis je t’ai envoyé ta dépêche et suis allée en voiture jusqu’à l’entrée du Bois de Boulogne et me voici.. je ne sais si tu auras cette lettre avant ton départ ou si elle ne t’arrivera qu’à Port Saïd. En tous cas, tu auras toujours la dépêche qui te donnera des nouvelles fraîches.

Je regrette que tu n’aies pas su que Mme de Beaumont était à Toulon car il aurait peut-être été poli de lui faire une visite. Je ne sais ce qu’il y a dans le ménage mais si c’est du froid je souhaite que cela ne nous arrive jamais, du reste il me semble que ce serait impossible d’après nos caractères qui s’entendent si bien et notre 1e année de mariage qui a été si douce.

Tu me parles de ta vivacité d’avant hier… Je n’ai pas à m’en plaindre car tu n’as jamais agi de la sorte envers moi mais je voudrais te voir un peu moins raide quand tu commandes à un inférieur. Ça me fait de la peine pour ces pauvres matelots qui écopent toute la mauvaise humeur. Pense un peu que ce sont des hommes comme toi, séparés peut-être de leur femme, de leurs enfants et que cela ne te ferait pas plaisir si on te parlait durement.
Quand je pense à ton départ de demain, je me sens défaillir. Vois-tu mon Charles bien aimé, songe un peu que tu es toutpour moi, qu’il n’y a probablement pas une autre personne au monde pour laquelle tu sois tout puisque je suis ta femme et que tu n’en as qu’une femme jusqu’à présent. Enfin, j’espère que Dieu me donnera force physique et courage car c’est bien dur de rester toute seule après avoir su pendant un an ce que c’était qu’un mariage heureux.

Ton fils va bien. Il sort tous les jours, aime toujours beaucoup ses bains et continue à être très gai. J’espère que ses dents ne le feront pas trop souffrir et que sa gourme passera dans 6 ou 8 mois au plus. Quand tu reviendras il sera joli et tu seras fier de ton fils.

J’ai reçu de nouvelles invitations pour l’Élysée. Papa voudrait que j’y aille avec lui et Maman mais je ne m’en soucie pas. Je dois aller mardi en matinée avec Paul et Marguerite à l’Odéon voir l’Arlésienne. C’est très triste paraît-il. Je ne connais pas du tout la pièce et suis désireuse de savoir ce que c’est. Que les jours gras me paraissent tristes cette année, mon Dieu ! l’année dernière j’avais mal au cœur mais je préfèrerais de beaucoup avoir encore beaucoup plus mal au cœur si je pouvais être avec toi.

J’ai toutes les brochures de M. M. et j’étudie ce que ça me coûterait d’aller à Nagasaki. 2.000 francs billet d’aller et retour, valable 9 mois, oh, si je pouvais y aller ! Vois-tu mon mal de tête passerait illico et je reviendrais gaie. Tant que j’ai eu l’espérance d’aller à Toulon, j’étais heureuse mais maintenant que tout est fini, je touche bien bas.

Mon lait remonte aujourd’hui mais bien doucement. Robert a pris deux biberons et une soupe. Ne te tourmente pas, je t’aime et j’ai une bonne santé et c’est tout ce que tu peux désirer de mieux pour ta femme. Quant à ton fils, c’est un gros gaillard. S’il est intelligent et pas trop paresseux, il sera parfait.
Au revoir mon chéri, à bientôt, une lettre à partir d’aujourd’hui, je les numéroterai.

mes parents t’embrassent et moi je voudrais encore me blottir tout près de toi sur tes genoux.

Mille baisers de ton fils,

Geneviève

24 février 1898

… Je t’ai déjà écrit deux fois, une 1e lettre à Toulon que tu as eue j’espère avant ton départ, une 2e lettre mise à la poste mardi 22 février et qui, je pense, sera lundi ou mardi prochain à Port Saïd. T’aura-t-elle rattrapée ? Là est le problème.

Je pense perpétuellement à toi. Tu dois être aujourd’hui 24 dans les environs de la Crète. L’heure doit y avancer d’une heure environ sur celle de Paris. En ce moment, 9 h tu dois donc être sur le point de te coucher si tu n’es pas de quart. L’heure des différents pays est dans l’Almanach Hachette de 1895 et c’est précieux pour moi.

Est-il vrai que quand il est midi à Paris, il est : 9 h 9 m à Yokohama (du soir), 6 h 57 du soir à Saïgon, 1 h 50 du soir à Alexandrie et 7 h ou 8 h 36 du soir à Pékin.

Je viens de lire « Les débats » d’un bout à l’autre et vais me coucher car je m’endors.

Bonsoir, je t’aime et t’embrasse fort.

Vendredi 25 février 10 h

J’ai coupé une mèche de cheveux de ton fils pour ses 6 mois et je te la joins à cette lettre. C’est un vrai petit démon que ton fils aujourd’hui. Il s’est réveillé cette nuit plusieurs fois, ne voulant pas rester dans son berceau, hurlant dès qu’on l’y mettait et riant si je le prenais dans mes bras. Tu vois cette malice ! je l’ai corrigé ce matin, il a été fouetté ce qui le fait pleurer pendant une ½ heure et depuis c’est un amour. Il a pris son bain à 8 h ½ et s’est endormi tout de suite, fatigué de sa nuit et de ses colères. Le temps n’est pas fameux et je ne le sortirai pas car son nez coule toujours un peu.

Le vérificateur de « La Nationale » est venu tout à l’heure. Je lui ai montré les différentes choses de valeur que nous avions. Il a estimé à 10.000 francs pour l’argenterie, les bijoux, les dentelles et 10.000 francs pour les meubles, le linge, les vêtements, les provisions de bois, charbon, vin, que nous pourrons avoir. Je lui ai demandé de ne pas nous faire payer la 1e année comme prime, et l’assurance sera faite pour 10 ans. Nous pouvons le transporter où nous voudrons, paraît-il. On paie par an, je crois, 1 f pour 1.000 f, ce qui nous ferait donc 20 f par an environ. Je signerai à ta place puisque j’ai ta procuration car régulièrement c’est toi qui devrais signer.

J’ai reçu un mot bien gentil de Marg. F. C’est certainement de beaucoup la plus affectueuse de tes sœurs pour moi et c’est elle que je préfère voir le plus souvent car c’est la seule qui me comprenne et qui t’aime vraiment, crois-moi. Aussi quand je te vois te croire obligé de te mettre aux pieds de S. en allant chez elle, en lui annonçant ton départ, etc, cela me fait de la peine pour Marg, qui est beaucoup plus sensée et que ça toucherait beaucoup plus. Si tu n’avais pas ta mère, je comprendrais que tu considères plus ta sœur aînée que les autres mais comme ce n’est pas, je crois que la seconde s’aperçoit très bien qu’elle est moins reçue à W. qu’on s’occupe moins de ses enfants, qu’on va moins la voir, etc. Du reste, je ne sais pas pourquoi je te dis tout cela parce que ça ne me regarde pas mais je t’écris tout ce qui me passe par la tête. Gronde-moi si je t’ennuie et dis-moi si je fais erreur. Je veux que tu saches bien tout ce que je pense qu’il ne puisse pas y avoir une seule chose dont je puisse me dire : ça je ne l’écris pas à mon mari.

Il faut que tu me connaisses bien à fond jusque dans les replis, tous les mauvais côtés comme les bons. Jusqu’à présent, je m’en connais beaucoup plus de mauvais que de bons mais ça viendra peut-être en vieillissant.

Je te mets à la poste avec cette lettre le paquet des Débats de cette semaine. Tu y liras la fin du procès Zola… 1 an de prison et 3.000 francs d’amende. C’est vexant pour un monsieur qui se croyait tout !

Midi

Ta mère sort d’ici, elle va bien et doit t’écrire aujourd’hui. Elle a trouvé Robert beaucoup mieux, moins rouge. J’irai demain faire des visites avec ta mère chez Mme Dardonville, Mme Marc. Nous nous retrouverons à 2 h chez ta tante Louise.
Aujourd’hui, je vais envoyer Nounou au Bon Marché faire une commission pour moi. Je garderai ton fils pendant ce temps puis j’irai chez Maman à 4 h puisque c’est vendredi et j’y dînerai.

Au revoir mon chéri, je t’aime bien du fond du cœur, sais-tu ? et je voudrais t’en persuader. Pense quelquefois à moi et aime-moi un tout petit peu pour ton fils.

Mille baisers

Geneviève

Je t’envoie 2 trèfles à 4 feuilles pour te porter bonheur.

7e Vendredi soir, 11 mars 1898

A peine ai-je achevé une lettre que j’éprouve le besoin d’en recommencer une autre, et pour te dire quoi ? Que je t’aime, que je suis heureuse d’être ta femme, etc. Toujours la même chose si monotone et à la fois si agréable que je ne sais si je te donne de la joie ou de l’ennui en te le répétant toujours.

J’ai pensé que je ne t’avais pas parlé de mon lait et que tu ne serais probablement pas satisfait. Eh bien, j’en ai beaucoup, surtout depuis deux jours : c’est la fin de mon époque et le retour à une vie calme et normale que doit avoir toute bonne nourrice. Ton fils devient crampon pour sa maman. Il sent qu’elle lui donne de bonnes choses et voudrait toujours être près d’elle. Il a raison, le pauvre chéri, de vouloir profiter de l’absence de son Papa pour se faire gâter puisque sa Maman n’a rien de mieux à faire mais le jour où son Papa reviendra et où une petite sœur arrivera, il aura du chagrin de partager sa place sur les genoux de sa mère. Enfin, nous n’en sommes pas là et j’ai le temps de songer à lui apprendre à partager et à céder.

Paul et Marguerite ont résolu de me secouer et m’emmènent demain soir à l’Opéra entendre Roméo et Juliette. C’est très gentil de leur part mais cela me coûte d’aller sans toi.

Leur petit Jacques va mieux mais l’oculiste vient encore tous les jours lui faire des sondages et lui badigeonner l’intérieur des paupières. Ils vont déménager à la fin du mois.

Je ne t’ai pas parlé du nouvel appartement de ta sœur Marie. Il est bien, gai, aéré, donnant sur le petit Luxembourg mais la maison n’est pas très chic. C’est une appréciation personnelle que je te prie de garder pour toi. Quoiqu’étant beaucoup plus grand et plus cher que le nôtre, je préfère notre petit nid. Tout y est fini, les marbres des cheminées sont jolis, les glaces, les plafonds, les boutons de porte sont historiés. Ce qui est très joli chez Marie, ce sont les papiers des murs, surtout ceux du cabinet d’Henri et de leur chambre ; l’un fond rouge cuivré, l’autre crème avec d’énormes fleurs aux tons passés. C’est ravissant.

Maman a eu aujourd’hui la visite de Mme Maréchal qui était venue chez……

Vendredi 11 mars – 2 h

Mon chéri, je suis venue déjeuner chez Maman et de là, je vais voir ta mère chez Sophie avec ton fils. Nous allons très bien. Mes affaires sont finies et je me sens parfaitement bien.

4 h ¼  J’ai vu ta mère, mon chéri. Elle a paru contente de voir Robert. Ton fils dormait et s’est réveillé au moment de partir. Sophie était dans son lit avec l’influenza et cela ne me faisait qu’à moitié plaisir de voir ton fils dans cet appartement. S’il attrapait quelque chose, que deviendrais-je sans toi ?

Marg. Fehrenbach était là. Tout le monde va bien chez elle. Berthe vient de venir faire visite à Maman. Tu vois que je peux te donner de très récentes nouvelles de presque toute ta famille.

Continue à m’écrire longuement mon mari bien aimé, tes lettres sont mon seul bonheur, je me sens si loin de toi ! quand donc arrivera le 23 janvier 1900 ? Alors, je recommencerai à vivre. Tout se complique de plus en plus en Chine, nos sales voisins vont faire des leurs pour te retenir là-bas.

Je t’envoie – les Débats de la semaine, dis-moi bien s’il ne t’en manque pas, si tu les reçois régulièrement.

Où as-tu mis ta bicyclette ?

J’espère avoir demain ou après-demain une dépêche du ministère m’annonçant votre arrivée à Djibouti.

Es-tu content de mes longues épîtres ? Te suffisent-elles ? Est-ce que je te donne assez de détails sur ton fils ? Demande-moi tout ce que tu voudras, plus tu m’en demanderas, plus je serai heureuse.
Je t’aime à la folie, tu es gentil au possible et un mari adorable.

Mille baisers de ta petite femme

Geneviève

8e 13 mars 98 minuit ½

Je rentre de l’Opéra mon mari chéri, ton fils vient de téter et j’ai besoin de venir te dire que je suis triste, que je ne suis pas faite pour vivre sans toi et surtout pour aller m’amuser sans toi. J’ai passé une soirée qui aurait dû être agréable car j’y ai entendu de la bonne musique mais qui m’a bouleversée. Je ne peux pas entendre parler d’amour en ce moment, vois-tu, ça me fait mal au cœur. Quand me sera-t-il donné de t’embrasser, de revivre avec toi ? Mon Dieu, que c’est long et dur ! Si je n’avais pas la ferme conviction que tu m’aimes et l’espoir d’un prompt retour, je crois que j’en mourrais tout de suite. Vois-tu il y a des jours où je n’en peux plus, je suffoque. Je viens de trouver en rentrant ta 2e lettre et tes quelques lignes écrites de Suez.. Elles me font du bien et je vais m’endormir en y pensant.
Je crois que nous pouvons nous souhaiter mutuellement bon courage car ce doit être aussi dur pour toi. Un beccot.

Dimanche soir 13 mars 1898 8 h 1/2

Mon chéri, j’achève de dîner toute seule comme d’habitude et je viens un peu près de toi penser et causer. Nous avons été déjeuner rue de l’Université avec ton fils puis il est revenu sur l’esplanade et j’ai été à l’exposition des animaux gras, ensuite à un sermon suivi d’une quête à laquelle m’avait conviée Mme Gabalda et j’étais de retour chez moi à 5 h ½. Je me suis remise au piano pour ton fils qui était grognon. C’est la 1e fois depuis ton départ que j’ouvre cet instrument et je n’ai pas pu empêcher de monter quelques larmes à mes yeux à certains moments. En sortant du sermon de N. D. des Champs, j’ai été chez M. Lachelier, père. J’ai laissé une carte, il n’était pas rentré. J’ai beaucoup hésité à faire cette visite car n’ayant pas de Mme Lachelier, ses filles pourraient bien venir chez moi d’abord puisque je suis mariée et qu’elles ne le sont pas ; mais enfin j’ai pensé que j’étais grincheuse de compter les visites et, pour toi qui aime bien ce vieux monsieur, j’y suis allée. Ai-je bien fait ?

L’année prochaine, j’attendrai que ces jeunes filles viennent en premier.

Je prends tes lettres pour y répondre. Je ne t’en veux pas du tout, mon Charles bien aimé, de la sécheresse de ta dépêche, le jour de ton départ. Si je t’ai fait un reproche d’une façon peu aimable, c’est que moi-même je n’étais pas trop dans mon assiette ce jour là. Le lendemain, j’ai regretté de te l’avoir écrit et j’étais sur le point de brûler le commencement de ma lettre mais je ne l’ai pas fait puisque tu veux tout savoir ce que je pense. Je t’aime comme tu es et ne voudrais pas changer pour tout l’or du monde. Tranquillise-toi et fais la paix en embrassant ma photo comme je le fais de la tienne.

Je croyais t’avoir dit que Lucie allait très bien maintenant. Elle a eu pendant trois jours une forte fièvre amené par un embarras de bile, etc. une grande inflammation de la bouche. Le docteur craignait le muguet mais tout cela a disparu et sois persuadé que ni ton fils ni moi n’avons mis les pieds rue de l’Université tant on craignait une contagion possible. Aie confiance en moi. Je tremble pour ton fils et crois te l’avoir dit dans ma dernière lettre, à propos de la visite chez Sophie où il y avait l’influenza.

Je me dis même que si cet été, il y avait la moindre maladie contagieuse, soit à Wissous, soit chez mes parents, je filerais comme une bombe avec ton fils, quitte à fâcher nos parents. Tant pis. Je veux que tu retrouves ton fils sans maladie, bien portant, bien bâti.

Comment, mon mari chéri, toi si sage et si disposé à prendre la vie du bon côté, me reproches-tu de faire des projets pour ton retour, après ta rude, très rude désillusion de janvier ? Mais il ne faut pas être si pessimiste et j’ai la ferme conviction que nous retrouverons de bons jours, peut-être meilleurs que ceux que nous avons déjà passés. Pense comme tu seras heureux d’aller me présenter à ton oncle puisque malheureusement tu n’as plus ton père et qu’il doit te le remplacer autant que possible. Tu emmèneras ton fils si tu veux, ce 1e petit Mouchez dont tu es si fier ! allons, il faut avoir un peu de courage et penser au retour, c’est ce qu’il y a de meilleur pour l’instant. Oh comme je voudrais t’embrasser et te faire oublier tous les vilains moments que nous avons traversés depuis 2 mois !

Ne te rends pas malade de contrariété parce que ton cuisinier ne vient pas assez…

9Vendredi 18 mars 1898

Mon Charles chéri, que je commence par te confesser ma double étourderie :

1° Je t’annonce deux enveloppes numérotées 8 et elles ne le sont ni l’une ni l’autre. L’une contient ma 8e lettre de 15 pages et l’autre enveloppe renferme 4 photos de Robert et 3 dépêches du ministère.

2° J’ai fait un cachet de cire et j’ai peur d’avoir abîmé les photos par la chaleur. Tout cela n’est pas bien grave et te parviendra j’espère le plus vite possible. Si le reçu du portrait de ton fils ou de mes lettres arrive à te donner un peu de joie, c’est assez pour me rendre heureuse.

J’ai conduit ton fil aujourd’hui voir la sœur Marguerite qui garde une dame, en ce moment, tout près de chez nous. Elle l’a trouvé beau et gros, m’a rassurée pour la gourme et m’a engagée à le poudrer avec du bismuth. Puis, il est venu téter chez Maman et est rentré à 4 h ½. Il fait une chaleur lourde aujourd’hui, le temps va tourner à la pluie. Je suis arrivée rue de l’Université 5 minutes paraît-il après le départ de Mme Luneau qui était venue exprès pour voir notre fils. Il fait courir tout Paris, ce gamin. Demain, je vais à la Villette mais je ne l’emmène pas, c’est trop loin. Je n’aime pas trimballer les enfants en omnibus et je n’ai pas de quoi me payer des 100 sous de voiture…

Je vais travailler un peu avant de me coucher. Je t’aime et voudrais tant t’…. embrasser. Oh ! que c’est long ! mes reins vont plutôt mieux aujourd’hui.

Samedi 19 mars

Mon chéri, que te dire ce matin ? Que des choses qui t’ennuieront. Je suis triste. La vie n’est pas toujours facile en ce monde, mon Dieu. J’ai des difficultés avec mes bonnes qui me sentent jeune et qui veulent m’exploiter. J’en ai avec mes parents qui me trouvent trop loin d’eux. Enfin, inutile de te raconter tout cela mais il est certain que je suis trop jeune pour rester seule comme je le suis et que, comme je te l’ai déjà dit, je ne le recommencerai jamais. Mets-toi à ma place. Si je venais à mourir ou à m’absenter pour une raison quelconque, la 1e chose que tu ferais, serait de retourner habiter chez ta mère comme avant ton mariage puisque même moi existant, tu considères Wissous comme ton domicile. Eh bien ! je fais autrement et je fais mal, je le sens, je le comprends et n’ai pas le courage de changer de situation de peur de te contrarier. Je t’aime, je veux faire avant tout ce que tu désires et toi, avant ton départ, tu ne t’es pas rendu compte de toutes les difficultés que j’aurais forcément.

Ta mère a toujours habité chez sa mère pendant les absences de ton père qui étaient cependant plus courte que ne le sera la tienne malheureusement, et elle s’en vante et me fait de la peine en me disant toujours que sans sa mère, elle n’aurait pas pu élever ses enfants, qu’elle ne pouvait pas se passer de sa mère, etc. Alors, pourquoi suis-je autrement que d’autres ?

Enfin, c’est comme cela, je voudrais partir à la campagne pour trancher la question et n’y plus penser, renvoyer mes 2 bonnes et élever ton fils toute seule.

Tu connais assez mon caractère pour comprendre que je ne voudrais pas faire ménage commun avec Maman habituellement mais je voudrais être à 5 mn d’elle au lieu d’être à 25 mn. Il y a des jours, vois-tu, où je me sens si découragée, si démontée que je voudrais aller me confesser, communier, prier pour toi et avec toi. Il n’y a que dans la religion qu’on n’ait pas de désillusion.
Je ne pourrai même pas faire mes Pâques avec toi, mon mari aimé ! enfin, nous prierons l’un pour l’autre de loin comme de près nous nous aimerons.

Où seras-tu le jour de Pâques ? Je te laisse après peut-être t’avoir bien ennuyé. Je pars à la Villette pour mettre fin à mes larmes, à mon ennui.

Un bon et gros baiser de ton fils et de ta petite femme qui t’aime.

Geneviève

Je t’envoie les Débats et la revue Xxxxx

23 mars 98

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demandé si je voulais prendre Germaine chez moi pendant quelques jours au moment de leur déménagement. J’ai accepté pensant que cela ne te contrarierait pas, n’est-ce pas ? Si cela devait t’ennuyer le moins du monde, je ne le ferais pas mais comme ils sont très gentils pour moi en ce moment me rendant une quantité de services, j’ai pensé que je pouvais leur en rendre un à mon tour sans que tu y vois d’inconvénient.

8 h ½ du soir

Je ne sais pourquoi ce soir, je ne cesse de penser à nos fiançailles, au jour de notre mariage, notre départ pour Wissous, notre premier dîner en tête à tête, etc. Le froid que j’avais malgré le feu, te souviens-tu ? Comme tout ça est loin déjà ! je voudrais y revenir maintenant que j’y ai passé et j’y repense avec délices, quoique avec un peu de chagrin au fond du cœur de ne pouvoir en parler avec toi. Ces premiers jours sont beaucoup plus vivants pour moi que le voyage dans le midi. Et cependant, Arcachon avec ses huîtres, Biarritz avec sa grande chambre, Pau avec sa terrasse avaient bien du bon. Et Lourdes, et Toulouse sous la pluie, comme le reste. Nous avons tout de même de bons moments à nous rappeler en revanche des douloureux que nous passons en ce moment.

Je n’ai pas de lettre de toi depuis 10 jours ! et quand j’en aurai une, elle sera vieille de 3 semaines. Par moments, je m’imagine que tu es malade, que tu ne veux pas me télégraphier pour ne pas me tourmenter et je passe une nuit inquiète. Oh ! ne fais pas cela mon mari adoré, je t’en supplie, dis-moi bien tout ce que tu as, toute la vérité.

Ton fils est gentil, adorable. Ses 2 petites dents qui sont longues à présent, à la gencive inférieure, lui donnent un air malin quand il rit. De vraies petites dents de souris, blanches et coupantes, je m’en aperçois je t’assure et ne suis guère pressée de voir pousser les autres. Je ne pourrai pourtant pas le sevrer avant qu’il ait 8 dents. Ce n’est du reste pas mon désir malgré tout le mal qu’il pourrait me faire. Il aura 7 mois demain, déjà ! et peut encore téter 7 autres mois si je ne suis pas fatiguée car il faut que je ne m’éreinte pas tout à fait pour toi, pour te donner une fille mais jusqu’à présent cela va très bien et je crois pouvoir continuer sans crainte en me faisant aider d’une soupe et d’un biberon comme je le fais actuellement.

Je voudrais bien aller demain à l’Académie, à la réception de Hanotaux mais mes parents n’ont que deux billets que tout le monde se dispute et je ne sais qui ira. 

Jeudi 24 mars

Ton fils a 7 mois ! je l’ai pesé : 8 kg 562. Ce n’est pas merveilleux, que 132 grammes d’accroissement en un mois. Il est vrai qu’il a percé 2 dents et qu’il ne peut pas toujours continuer à grossir comme les 1ers mois.

J’ai été à l’Académie avec Lucie. C’était absolument emballant. Je suis revenue toquée d’Hanotaux ! ne sois pas jaloux, il n’y a pas de quoi. Tu liras son discours, du reste, il est long mais si intéressant et si bien dit qu’il m’a paru durer 5 mn. Nous sommes arrivées à 1 h 10 pour 2 heures. Il fallait faire la queue, même pour les places du centre, jamais je n’avais vu une foule semblable. Tout le monde politique s’y était donné rendez-vous : Félix Faure, sa femme, ses filles et son gendre d’abord, Besnard et sa femme, Méline et sa femme, Mrs Lebon, Poincaré, le Général Zurlinden, Mme Carnot, etc. M. Hanotaux avait pour parrains de Hérédia et Sorel (son ancien collègue du ministère). Il lit très distinctement, très haut, enfin, c’est sûrement la plus belle réception à laquelle j’ai assisté. On a applaudi d’une façon intimidante pour tout autre qu’Hanotaux qui, habitué à parler en public, ne s’effarouche pas de si peu. Il a l’air très intelligent, un front et des yeux comme je voudrais en voir à Robert, pas très jolis mais qui veulent dire quelque chose. Comme homme privé, il n’a pas toujours eu une conduite exemplaire et n’est pas marié mais avait une fille qu’il a perdue l’année dernière à 12 ans. Il en est, paraît-il inconsolable.

On n’a fait aucune ovation au Président. Il était là à titre d’ami, en redingote au milieu du public, entouré des officiers de sa maison militaire en civil également. Seul le nonce du Pape, avec son costume, tranchait parmi ces habits noirs.

Ne t’imagine pas que j’abandonne ton fils quand je m’en vais courir, soit à l’Institut, soit ailleurs ; je le laisse en mains sûres. Aujourd’hui par exemple…

11Samedi 26 mars 98

Deux mots, mon chéri pour que tu ne sois pas sans nouvelles dans le cas où ma 10e lettre mise hier à la poste t’arriverait avec du retard. Je mets tous les vendredis ma longue lettre à la poste et le samedi, j’envoie le paquet de journaux et une petite lettre. Les reçois-tu régulièrement tous trois à la fois ?

Ton fils est très enrhumé du cerveau, ses yeux pleurent, son appétit diminue et je le tiens chaudement. Il n’y a pas moyen de songer à sortir aujourd’hui, même pour moi. La neige tombe depuis ce matin et comme il ne gèle pas, elle laisse par terre un gâchis dont tu peux te faire une idée.

J’ai repris presque mes habitudes de vieille fille. Il serait temps que tu reviennes pour les rompre. Ma chambre, mes tiroirs sont rangés, mes vêtements sont pliés le soir quand je me déshabille au lieu de les jeter n’importe où comme tu fais. Je me lève vers 7 h ¼ et m’habille immédiatement, ce qui me permet de m’occuper de ton fils sans me presser et de coudre ou de lire quand il dort après avoir pris son bain et son potage.

J’ai écrit un mot à Daniel, lui demandant où je pourrais le voir pour lui parler du renseignement que je désire avoir sur le papier de Tunisie.

J’espère avoir une lettre de toi lundi par le paquebot arrivant à Marseille car le temps me semble bien bien long, sais-tu ? J’ai beau prendre mon courage à deux mains, c’est dur ! ce qui me désespère, c’est que d’après ce disent les journaux, les affaires de Chine dureront des années. J’espère cependant qu’on ne va pas vous laisser vous éterniser là-bas. Dis-moi bien dans tes lettres ce qu’on en dit autour de toi et ce que tu en penses toi-même.

Tu ne recevras très probablement cette lettre qu’à Saïgon dans un mois.

12Dimanche 27 mars 98

Mon mari chéri que je te dise tout d’abord ma joie d’avoir été surprise ce matin pendant ma toilette par une lettre de toi, la 11e, chéri, aimé, adoré. Que c’est bon après 14 longs jours d’attente de voir enfin ta chère écriture ! merci des photos, je les ai soigneusement mises de côté pour les collectionner mais tu sais, celle que je voudrais et qui me rendrait la plus joyeuse, c’est celle de l’officier torpilleur du « Vauban ». me donneras-tu cette joie ?

Je te plains d’avoir 27 ° en courant d’air dans ta chambre, tu devrais nous envoyer un peu de ta chaleur car nous gelons au coin de notre feu avec de la neige tombée hier qui laisse le fond de l’air glacial. Quel drôle de printemps, les saisons sont changées. Nous avons eu un automne superbe à Brest où il pleut constamment et maintenant l’hiver n’est pas terminé au 1eravril.

Je viens de Saint Jacques du Haut Pas où ta sœur Marie quêtait à l’issue du sermon. J’y ai vu une partie de ta famille, tout le monde allait bien. Je n’ai donné qu’un franc à Marie, j’espère qu’elle ne s’en froissera pas mais je suis tellement à court d’argent ces jours-ci que je ne peux pas faire plus avec la meilleure volonté du monde. Surtout ne dis cela à personne dans tes lettres pas plus chez toi que chez moi, j’en serais honteuse. Au 1er avril je serai riche et au 1er mai, trop riche. Je placerai certainement mais pas trop vite car le mois dernier, j’y ai mis un peu trop d’empressement au reçu de ta solde.

Ce soir, je vais aller dîner avec Maman en tête à tête. Elle est fatiguée depuis quelques jours par toutes sortes de misères ennuyeuses mais non dangereuses et Papa, Georges et Lucie dînant en ville, ce n’est pas gai pour Maman et moi de dîner chacune seule de notre côté.

Il y a grande discussion en ce moment, rue de l’Université parce que Maman voudrait donner congé de son appartement pour se rapprocher de Marguerite et de moi. Papa ne veut pas parce qu’il craindrait d’être obligé d’augmenter son loyer, à la veille peut-être d’être mis à la retraite ou de perdre Grand-Père qui contribue au loyer. Tous deux ont raison et je ne sais ce qui se décidera d’ici le 1er avril. Cela ne me regarde pas. J’aimerais assez que mes parents vinssent habiter plus près de moi pendant ton absence puisque je suis isolée mais c’est un sentiment égoïste qui ne doit pas compter.

Demain, je répondrai à ta lettre.

Ton fils est toujours enrhumé et ce vilain temps n’est guère fait pour le guérir. Je ne l’ai ni sorti ni baigné aujourd’hui ni hier, cela l’énerve et il est réveillé depuis 3h ½ du matin. De 4 h à 8 h, il a hurlé voulant voir le jour, téter, jouer, se promener. Je t’assure que moi aussi j’ai fait mon quart à ma façon cette nuit auprès de ton fils et j’en suis courbaturée, moulue. Je n’en ai pas comme toi l’habitude. Je t’aime et vais rendre ton fils sage pour qu’il nous laisse dormir tranquille quand tu reviendras ; ce sera la petite braillarde qui nous assommera ensuite mais je prendrai une nourrice si tu le désires.

Nous n’en sommes pas là et en attendant, je me sens triste, triste, jusqu’au fond de l’âme et du cœur d’être éloignée de toi. Le proverbe « loin des yeux, loin du cœur » est faux pour nous ce qui n’empêche que cette séparation est extrêmement dure.

Lundi matin 28/3

Je suis ennuyée mon Charles chéri. Je viens de recevoir une lettre de Berthe qui me dit que Daniel est parti depuis 2 jours en Tunisie. Il va donc falloir attendre son retour ou m’adresser directement à Georges Mouchez. Non seulement l’acte de transfert des droits de Daniel à toi sur 43 hectares n’est pas daté mais encore dans l’acte où Daniel t’abandonne une partie de sa propriété, le nombre d’hectares n’est pas marqué, la moitié de la ligne est restée en blanc et je voudrais savoir si c’est toi qui dois remplir ce blanc ou Daniel ou le Directeur de l’agriculture de Tunis.

J’ai fait poser par la maison Fichet, la maison de coffres-forts, une serrure de sûreté au tiroir intérieur du bureau. Coût 16 f.

Le yeux du petit Jacques Guilhem vont bien lentement mieux. L’oculiste vient encore tous les jours. S’il arrive à le guérir, je te conduirai chez ce monsieur à ton retour pour ta conjonctivite. Tu ne m’en donnes jamais de nouvelles, de ces bons et jolis yeux que j’aime. Cela m’intéresserait cependant beaucoup plus que tu ne pourrais le croire.

6 h ½ du soir

Je viens te dire mon bonsoir quotidien aujourd’hui, avant de dîner car ton fils m’ayant empêché de dormir la nuit dernière, j’ai l’intention de me mettre au lit aussitôt la dernière bouchée avalée. Le pauvre petiot souffre des dents, de ses démangeaisons et il a dormi 4 h en 3 fois la nuit dernière. C’est te dire que j’ai passé mon temps à le bercer, le changer, le faire téter. Je ne lui en veux pas. Il a raison de m’occuper, de me fatiguer même puisque malheureusement je n’ai que cela à faire. Je t’aime et voudrais te présenter à ton retour un fils solide et gentil. Un beccot. 

Mardi 29 mars 9 h du matin

La nuit a été meilleure. Cependant à 1 h du matin, Nounou a passé le berceau à côté d’elle dans le cabinet de toilette pour que je dorme en paix.

Je ne t’ai pas dit ce que je pensais de tes photographies. Elles sont très bien développées, il y a beaucoup de détails. Seulement, elles sont un peu jaunes et cela doit tenir à ce que tu ne les laisses pas assez tremper en sortant du virage. Il faut que les papiers soient lavés pendant 2 h au moins et l’eau souvent renouvelée. Et puis, les papiers sont un peu écorchés, tu dois les retirer pas assez secs des clichés ou de la plaque de tôle. Mais elles me font un plaisir inouï (excuse ces saletés, c’est ton fils qui a bavé) malgré leurs tout-petits défauts et je te demande de m’en envoyer souvent, le plus possible.

Ce matin, Louis est venu déménager ma cave, aidé du domestique d’en bas. Je n’aurai toujours qu’une seule cave mais plus commode, mieux distribuée que l’ancienne.

Mercredi 30 mars 9 h du matin

Nounou a repris son ancienne chambre avec ton fils et j’ai admirablement dormi cette nuit. La gourme va beaucoup mieux. Les vaporisations à l’eau boriquée font beaucoup de bien.

J’ai été hier à la mairie avec Papa pour mes contributions. Je n’ai droit à aucune diminution puisque toi étant logé par le gouvernement, c’est mon domicile et non le tien, aux yeux de la loi, qui est à Paris. Tout ce que j’ai obtenu, c’est une rectification : le percepteur avait évalué l’impôt mobilier d’après un loyer de 1.200 f plus l’impôt des portes et fenêtres. Or, nous payons 1.000 f tout compris, ce qui représente environ 980 f de loyer et 20 francs d’impôts de portes et fenêtres. Cela me fera donc une petite diminution sur le prix total, l’impôt mobilier étant de 9% pour les loyers de 800 à 1.000 frs et de 10-1/2 % pour les loyers de 1.200 frs. Au lieu de 100,85 frs que je devais payer, je n’aurai probablement plus que 70 frs ou 80. Autant de moins volé par l’État.

En sortant de la mairie, j’ai été prendre Lucie pour aller au concours hippique : Mme de Valroger (et Mle Dosseur) m’avaient envoyé 2 cartes que je n’ai pas voulu perdre mais je ne m’y suis guère amusée quoique ayant retrouvé pas mal de monde que je connaissais. Moi qui étais si contente d’y aller étant jeune fille. Comme j’ai changé tout de même !

J’ai été dîner rue de l’Université pour finir ma journée.

J’ai appris une nouvelle qui m’a quelque peu étonnée d’après ce que j’ai entendu dire du caractère du monsieur. M. Noguès, le père, est entré au couvent des franciscains de Nîmes où il fait son noviciat. Cela ne t’étonne-t-il pas un peu aussi ? Comment fera-t-il pour pistonner son fils à présent ?

Mon quartier devient très chic. Depuis que la galerie des machines a remplacé le palais de l’industrie, nous avons maintenant 3 nouveaux omnibus qui nous conduisent à la gare St Lazare, à la gare du Nord, au Palais royal. Les 2 salons de peinture seront aussi là.

M. B. m’a écrit un mot pour m’annoncer votre arrivée à Colombo. Je suppose que l’Amiral faisait des confidences au ministère puisqu’on ne m’a pas envoyé la dépêche comme d’habitude.

J’ai manqué la visite de Mme de Bernardières avant-hier et de M. Lachelier père il y a quelques jours. (Il est plus poli que ses fils, ne trouves-tu pas ?)

Quel potin fait la mise à la retraite de 15 lieutenants de vaisseaux, de 14 ans de grade, dont Viaud, l’illustre Loti. Je souhaite que cette mesure ne s’applique plus de ton temps car tu risquerais fort d’aller planter tes choux en Algérie d’ici une quinzaine d’années. Il est vrai que tous ces braves gens font de la place et que tu avances par conséquent dans l’annuaire.

Comment se fait-il que M. Deguay, lieutenant de vaisseau, ait le droit d’avoir un ordonnance qui n’est même pas matelot mais dragon ?

3 avril 1898 (dimanche des Rameaux)

… enlèverais pas tout à fait leur petit-fils ? Vois-tu, j’ai du chagrin quand je pense à cela ! il me semble que ça pourrait arriver. J’abandonne ces tristes pensées pour te recommander une chose à laquelle je pense jour et nuit : ne vas pas à la chasse tout seul, je t’en prie, ce n’est pas prudent. Bien des personnes me l’ont déjà dit et j’oublie toujours de t’en parler. Promets-le moi. Je tiens à ce qu tu reviennes, sais-tu ? Et même à ce que tu reviennes entier ; ne te fais donc pas manger par un crocodile ou un chinois ou autre espèce de sale race. Si ce n’est pour moi, fais-le pour ton fils. Songe à cet enfant qui est ton avenir, qui a besoin de toi.

Aujourd’hui, jour des Rameaux, je pense beaucoup à toi. Dans 8 jours, Pâques, une fête de famille où on est heureux d’être ensemble et il faut que nous restions éloignés. L’année prochaine, peut-être passerons-nous un plus joyeux printemps, il faut l’espérer. Depuis 2 jours, j’ai l’intuition que tu vas revenir prochainement, plus tôt que nous ne pouvions le supposer. Ce sentiment est tellement fort chez moi qu’il m’a tenu éveillé une partie de la nuit, serait-ce possible ? Mon Dieu, ce serait tant de bonheur qu’il me semble impossible que je le mérite. Il est certain que d’après la rapidité avec laquelle se sont réglées les affaires de l’Allemagne et de la Russie, on ne vous retiendra pas indéfiniment là-bas.

Encore 13 capitaines de frégate retraités. Si c’est Boistel, l’auteur de ce mouvement, il remonte un peu dans mon estime.

Tu liras dans les journaux, l’accident arrivé pendant les manœuvres de l’escadre du Nord, la perte de l’Ariel. C’est vexant pour Melchior et même pour l’Amiral Barréra. Quand tu commanderas un torpilleur, je ne vivrai pas, c’est trop dangereux.

M. Ferrand est envoyé à Toulon, au grand désespoir de sa femme, de sa belle-mère, etc., d’autant plus que sa nomination arrive dans des circonstances tristes pour lui, j’en conviens. Son père est très malade à Paris et sa sœur mourante de la poitrine à Davos (Suisse). Il a demandé un mois de congé qu’on lui a refusé et il en est outré. C’est que ces messieurs du « Génie (malfaisant) maritime » ne sont pas habitués à ce qu’on leur refuse quelque chose et surtout à ce qu’on les fasse déménager en 4 jours. C’est bon pour vous autres, pauvres officiers de marine ! il est certain que partir s’installer à Toulon pour l’été, cela …

Je vais te laisser bientôt pour me coucher en m’apprêtant à être réveillée cette nuit. Naturellement Nounou revenue de Wissous est malade et j’ai passé le lit de Robert à côté du mien.

– Avant de quitter Wissous, j’ai porté à Margot de la maison Luneau, la fameuse lettre qui a eu une réponse de Sophie, de Marg., de Fernande et d’un 4e gendre, je ne sais pas lequel qui tous nettement opposés à l’achat ont faire retirer à ta mère sa lettre pour l’empêcher d’arriver jusqu’à moi. Ta mère aurait dit à Marguerite il y a quelques jours : « Du moment que j’ai 4 réponses négatives, il est inutile d’aller plus loin. Je ferai et déciderai comme je l’entendrai.» Elle a raison mais alors pourquoi avoir fait semblant de consulter ?

– Marguerite a répondu très sagement qu’elle trouvait absolument déraisonnable un agrandissement de Wissous mais que pourtant, si ta mère éprouvait le besoin d’acheter quelque chose, qu’elle achète plutôt le petit coin Ballu que la maison Luneau qu’il est impossible de faire communiquer avec le jardin puisqu’elle en est séparée par une rue.

– Ta mère a fait élever le chalet d’un étage, te l’a-t-elle dit ?

Je ne mettrai ma lettre à la poste que demain samedi. J’espère qu’elle prendra le paquebot français de dimanche quand même. 

Bonsoir je t’aime bien fort et te souffle de me le rendre un peu.

Samedi matin 8 avril

Je viens d’envoyer un mandat de 11,20 Fr. à Paul Mouchez pour les derniers frais de son voyage à Sfax.

J’ai reçu aussi une carte de Louise Calmettes sur laquelle elle colle les quelques lignes de journal parlant du départ du « d’Entrecasteaux ». C’est gentil de sa part. Quant à M. Boistel, je n’ai rien de lui et trouve ça raide.

Ton fils a été très sage cette nuit. Nounou va mieux et j’en ai profité pour lui dire que je n’avais pas l’intention de la garder quand nous repartirons. Elle l’a très bien compris et du reste se sent beaucoup trop fatiguée pour reprendre un autre enfant si j’en ai un.

Au revoir mon chéri, je t’aime et t’embrasse de tout cœur et cours aider un peu Marguerite qui est sans homme avec ses trois petits. Un gros baisers de Robert 

Geneviève

15Lundi 11 avril 1898 1 heure

Mon Charles chéri, ni samedi soir, ni hier, je n’ai pu trouver une minute pour venir causer avec toi et encore est-ce avec ton fils sur les genoux que je m’y mets. Le petit gamin me pousse, me tire, mon papier, ma plume. C’est un diable à présent, il se moque de tout. Maman est furieuse parce que quand elle remonte l’escalier avec lui, elle souffle et Robert aussi se met à lui souffler dans le nez pour faire croire qu’il n’en peut plus.

J’ai vu ta mère à Wissous, ainsi que tes sœurs Marguerite et Marie, ta tante Louise et les enfants, etc. J’en suis revenue, non pas contrariée de la nouvelle installation de ta Maman puisque ça lui convient, c’est bien ; mais profondément triste de voir que quoi que je dise, quoi que je fasse, ce sera toujours mal pris. J’ai cru bien faire en n’allant pas passer les vacances de Pâques, le vent de la plaine et l’humidité du jardin m’effraient en cette saison pour la gourme de ton fils et voilà qu’on me fait la tête. Georges L. n’a pas été poli, Fernande est jalouse que ta mère m’ait donné sa chambre (c’était prévu) et elle déteint sur son mari. J’avais tant de chagrin samedi soir que j’étais sur le point d’écrire à ta Maman que j’irais seulement passer le mois d’août avec elle au moment où elle serait seule.

Au lieu de cela, au mois de mai, j’aurai à avaler G et F et leurs enfants. Enfin, je saurai te faire plaisir et cette pensée me soutiendra et me donnera du courage.

Voilà que je vais peut-être te faire de la peine en t’écrivant encore une chose désagréable. Je prends toujours la résolution de ne pas te dire ce qui peut te contrarier mais j’ai si gros cœur que cela m’est impossible. Ne t’imagine pas que je n’ai pas, aussi, des difficultés dans ma famille. Seulement, j’y suis plus libre. J’ose répondre aux gens qui m’ennuient et, au fond, je ne fais que ce que je veux.

3 heures

Je viens d’expédier mon fils aux Invalides et je reviens à toi en attendant son heure de téter.

Mme Garnier m’a écrit avant-hier une longue et affectueuse lettre où elle me dit que son mari est resté 20 jours immobilisé par une plaie au genou à la suite d’une chute de bicyclette. Elle doit être en ce moment à Bordeaux pendant que l’escadre est à Nice pour le Président. Sa fille va très bien et ils iront tous trois s’installer à Tamaris (villa Anémone) le 15 mai.

J’ai reçu aussi une lettre de Mme Dubois donnant les renseignements désirés par Papa au sujet des tramways de Brest. Je te l’envoie ainsi que l’article de « L’Étoile de la mer » (c’est bien un journal genre Dubois).

Grand-père m’a donné 100 francs hier pour Pâques. Tu feras bien d’écrire de temps en temps dans ma famille, si ça ne t’ennuie pas trop. Fais-le pour moi si tu m’aimes un peu.

Je rencontre tous les jours, soit à l’église, soit ailleurs, M. de Grancey, heureux mortel qui profite probablement d’une longue résidence conditionnelle. Il ne me salue jamais. Ne me reconnaît-il pas ? Ou bien n’ose-t-il pas en ton absence ?

Mardi 12 avril

Ah les domestiques, mon Dieu ! Voilà Thérèse qui ne veut plus s’en aller à Brest ou qui veut que je la paie jusqu’à ce qu’elle ait trouvé une place ! si cela lui plaît de ne se placer que dans 6 mois, je l’aurai tout ce temps-là sur le dos… Tu vois ce toupet. Je suis furieuse, hors de moi. Et Nounou, de l’autre côté dont je me méfie comme de la peste depuis quelques temps, voici pourquoi : le jour de la mi-carême , elle a trouvé charmant d’aller aux Champs-Élysées au milieu de la poussière et de la bataille de confettis, avec Robert qui a la peau si délicate. (J’avais eu le tort de la laisser aller seule). Maman la rencontre et lui dit que c’est ridicule de rester là avec cet enfant. Là-dessus, Nounou, furieuse a été très malhonnête pour Maman et quand je suis arrivée un instant après, elle m’a déclaré qu’elle s’en irait. « C’est bon » lui ai-je dit simplement et elle a vu que je n’étais pas contente. Bref, elle n’est pas partie. Il faut donc qu’elle trouve un intérêt quelconque à rester chez moi car ce n’est pas une personne à me servir, rien que pour les beaux yeux de ton fils. Jeudi dernier aussi, je l’ai attrapée parce que Robert toussait et ne sortait pas ; je rentre, je la trouve à la fenêtre ouverte sur la petite cour avec le petit et il ne faisait pas chaud. Elle a été fort vexée que je l’ai pincée et moi, enchantée.

Je laisse tous ces potins qui t’assomment.

7 h ½ du soir

En attendant que ma couverture se fasse, un petit bonsoir. J’ai un mal de tête fou, le frisson et ne pense qu’à me coucher.

St M est venu ce matin et il m’a bavardé pendant une heure au moins. C’est un bien brave homme. Il m’a prouvé, une fois de plus, que c’était cet imbécile de B, qui t’avait fait partir en Chine. Je l’ai en horreur, vois-tu, c’est l’égoïsme personnifié. Je devais aller voir sa femme aujourd’hui (le 12), elle m’inonde de cartes et de visites mais je n’ai pu m’y décider et suis restée seule dans mes idées noires, très noires. Vois-tu, il me semble que ma vie s’est arrêtée le 17 février en te quittant à Toulon. Je m’efforce d’être gaie dans notre famille pour que mon chagrin ne retombe sur personne ; aussi, le soir, j’étouffe de ce que je ne peux pas dire à d’autres qu’à toi. Je donnerais la moitié de ma vie pour t’embrasser une minute, rien qu’une seule, pour te montrer ton fils et je garderais l’autre moitié pour vivre avec toi, loin de tout et de tous dans une île déserte.

J’ai été aujourd’hui chez le notaire pour signer un reçu pour ta mère. Elle m’a fait plaisir de voir que je pouvais te remplacer, compter un peu pour toi.

J’attends avec fièvre une lettre de Colombie qui, malheureusement, ne me parviendra guère avant la semaine prochaine. 3 semaines sans nouvelles, comme ce sera long ! et comme ça l’est déjà.

Je vais au lit, mon mari chéri et je ne suis pas malade. Ne t’imagine pas cela, je suis simplement fatiguée, de quoi … peut-être de trop t’aimer et de ne pouvoir te le prouver.

Mercredi 13 avril 9 h ½

Ton fils dort sur mes genoux aux Invalides et moi je pense à toi. Je ne suis guère entrain. J’ai le frisson, mal à la tête et compte sur le grand air pour me faire du bien.
J’attends ta mère à déjeuner et ensuite, M. Lapouge

Ton fils est joli, sa figure n’a presque plus rien, j’en suis contente pour l’emmener demain à Wissous. J’espère qu’on m’en fera compliment de ce petit gamin qui n’est pas mal, pour ton coup d’essai. Il devient malin comme un singe. Dès qu’il a fini de téter, il fait claquer sa langue contre son palais, comme toi quand tu as bu du bon vin. Il change beaucoup en ce moment et je trouve qu’après m’avoir ressemblé il y a 2 mois, c’est tout ton portrait à présent. Il est blond, très blond et commence à avoir pas mal de cheveux, surtout sur la tête mais ils sont si blonds qu’on ne les voit presque pas.

Jeudi 14 avril 8 h du soir

Mon bien aimé chéri. Je reprends seulement ce soir, cette lettre interrompue hier matin au square. J’avais le frisson, la fièvre et suis remontée avec ton fils pour me coucher quelques heures après. Aujourd’hui je vais mieux mais pas encore bien. J’ai encore de violentes douleurs dans le ventre, les reins, peu ou point d’appétit et la tête lourde comme du plomb. C’est un petit coup de soleil que j’ai attrapé sur l’impériale du tramway, en revenant sans ombrelle de chez le notaire pour économiser 3 sous. Joint à la fatigue des reins et du ventre, que la nourriture me donne, cela suffit pour me rendre patraque. Je ne suis certainement pas enceinte et cependant je le croirais en ayant tous ces malaises. Cela va passer comme le reste, et, à ton retour, je serai tout à fait bien.

……………….(demi-page arrachée)

… fils et Nounou. Il faisait beaucoup de vent et très chaud. Néanmoins, on a trouvé ton fils gros, gai, bien portant, gentil j’espère ; excepté Sophie qui ne veut même pas le regarder parce qu’elle le trouve Bonneau. J’en prends mon parti, tristement, regrettant de n’avoir pu faire mieux. Mais, avant sa naissance, il était déjà Bonneau, de parti pris ! Fernande était dans son lit avec des douleurs. Marguerite, Marie et Berthe ont été très gentilles, elles me comprennent un petit peu ou du moins, elle essayent et…

………………………………(demi-page arrachée)

… Tu n’as la lettre suivante que 8 jours après et tu restes 8 jours à te tourmenter de ces pensées ennuyeuses ?

– J’ai vu hier M. Laforge. Je laisse le soin à ta maman de t’en parler. Mon impression est qu’il est bien jeune et d’une origine peu distinguée pour faire ce qu’il fait. Il a des tournures de phrases malheureuses. Il est vrai qu’il était peut-être intimidé par ta mère, ce qui n’empêche que je m’attendais (et ta Maman aussi je crois) à voir un monsieur tout autre qu’il n’est.

– Je viens d’être interrompue par le reçu de 2 cartes pour aller demain au concours hippique. Quelle scie mon Dieu ! elles me sont envoyées par l’aîné de mes cousins Bouteiller, tu sais, qui est si posé, tiré à 4 épingles. Il m’avait un peu fait tourner la tête étant jeune fille quand nous dansions ensemble mais si peu… Comme tu m’as changée et comme tu as su, malgré moi, m’attacher à toi et rien qu’à toi au point que tout n’est plus rien pour moi, de ce qui n’est pas toi. Tout cela s’est fait à Mers sans que nous le cherchions ni l’un ni l’autre, puis à Biarritz, à Pau, à Toulon, etc. Et tu m’as donné un fils si gentil, si sage qui te ressemble quoi qu’on dise. En revenant sur la route d’Antony, ce soir, j’ai croisé une noce au grand complet dans 5 ou 6 landaus et je pensais à notre tête à tête, dans le coupé sur cette même route, le 21 octobre 96. T’en souviens-tu ? 

10

Oh ! mon petit Charles aimé, que de souvenirs nous avons ; jamais ils ne pourront s’en aller de ma tête. Tu as toujours été si bon pour moi. Même en cherchant bien, je ne peux pas me rappeler un instant de dureté de toi pour moi quand au contraire, j’en ai tant à me reprocher.

Quand retournerons-nous à Mers en pèlerinage pour réparer tout cela et recommencer une nouvelle vie ?

– Patchy Laffargue a une file, le veinard ! Je ne sais pas comment ils font ces gens-là mais ils commandent ce qu’ils veulent et ils l’ont. Nous avons fait tantôt une dépêche collective où on a mis nos 2 signatures. J’écrirai à Marie dans quelques jours. Je préfère cela que d’écrire à Patchy. La femme de Louis est déjà énorme et elle a, de plus, la figure tout abîmée. Heureux si son enfant n’a pas de gourme.

– Bonsoir, chéri aimé, je vais me reposer. Il est 9 h ½ passées. Donne-moi des nouvelles de tes intestins. Quant aux miens, ils vont bien, trop bien en ce moment car j’ai la diarrhée. Soigne-toi je t’en supplie. Souris

15 avril

Aujourd’hui, vendredi, jour de fermer ma lettre et aussi jour du terme. Je ne sais pourquoi à ce trimestre-ci, le propriétaire nous fait payer 8f 20c de plus que le 15, pour l’impôt des portes et fenêtres (5f 60) l’enregistrement (2f 50) et le timbre (0.10c). J’en parlerai à Papa et verrai si c’est une erreur.

-Thérèse part lundi. C’est décidé. J’ai écrit au Dr de la Cie de l’Ouest pour obtenir un billet de faveur. J’espère l’avoir sinon, je lui paierai (30fcs) et la conduirai à la gare. Je n’ose pas demander une faveur à Albert Debled. Si tu étais là, peut-être mais toi absent, cela me coûte de demander surtout à des messieurs. Cependant j’ai pris sur moi et j’ai écrit à Antonin Personnaz pour avoir une voiture d’enfant. Je crois que je vais me décider à en acheter une (quoique je n’aime pas beaucoup cela), avec les 100fcs que Grand Père m’a donnés. Robert est si lourd que Nounou n’avance pas dans la rue, elle trouve loin d’aller sur l’esplanade ! de sorte que je suis toujours seule à me promener ; et puis, à la campagne, je pourrai mettre ton fils dans sa voiture et l’emmener sans bonne. Quel bon débarras. Robert grandit beaucoup. Je l’ai mesuré ce matin : 0,78 cm. Cela me semble énorme, 0,23 cm depuis sa naissance. Je le pèserai le 24 avril et t’enverrai les résultats dans 15 jours.

– En relisant cette lettre, je tremble qu’elle ne soit perdue soit à la poste, soit par toi à bord. Je te dis presque chaque semaine des choses que je voudrais tant voir rester entre nous deux que j’aurais envie de te demander de déchirer toutes mes lettres mais je ne veux pas car je comprends trop bien le plaisir que tu dois avoir à relire les détails que je te donne sur ton fils. Moi-même, c’est mon bonheur de lire chaque jour tantôt une lettre tantôt une autre de toi. J’en ai déjà tant ! et pas encore assez pour mon goût. Comprends-tu ce mélange ? (J’ai été trop séparée de toi et tu ne m’écris pas assez quand tu es loin).

Au revoir, à bientôt, j’ai très grande confiance dans ton prompt retour. Je t’aime. J’élève ton fils pour toi ; pense quelquefois à moi, écris-moi et tu feras mon bonheur.

Geneviève

Avril 1898 ?

5

… un billet de faveur par Papa ou par Albert Debled. Chez nos parents, je n’aurai pas besoin de cuisinière et quand je reviendrai à Paris (le plus tard possible), Robert n’aura plus tant de gourme et j’espère pouvoir me débrouiller avec Nounou seule, surtout si Maman déménage et se rapproche de moi. Je pourrai lui conduire Robert quand il marchera si elle n’est pas trop loin.

J’attends quelques jours pour aller chez Louise Calmettes car elle ne me recevrait probablement pas. Elle n’a pas la permission de bouger avant 9 jours, ni bras ni jambes, rien excepté les yeux ! d’après ta sœur Marguerite qui exagère sans doute un peu.

Mes parents m’ont chargée de t’embrasser. Si j’oublie quelquefois de faire ces commissions-là, ne crois pas qu’on t’oublie, c’est moi la seule coupable.

Aujourd’hui je vais me commander un corset puisque je ne suis pas enceinte, je vais pouvoir faire la jeune fille.

J’irai chez Mme Boistel pour la remercier des dépêches. Je lui ai écrit la 1e fois mais une visite sera mieux, je crois.

Je pense sans cesse à notre futur 2e voyage de noces en Algérie, à ton retour. Je me réjouis, non seulement d’être 15 jours tranquille avec toi, de voir un beau pays mais aussi de connaître ton oncle que j’aime beaucoup déjà sans le connaître. Mais il faudra partir aussitôt ton arrivée car tu peux bien être sûr que je serai pincée par un nouveau moutard et qu’il ne faudra pas perdre de temps. Il faut absolument que tu me présentes à ton oncle et il ne faut pas remettre car nous n’irions jamais. Toi qui connais bien ce pays, fais-moi un projet de voyage pour revenir par la Tunisie et j’irai prendre mes informations chez Lubin ou Duchemin en temps utiles.

Au revoir mon mari bien aimé. J’aime t’appeler « Mon mari » plutôt que Charles parce que tout le monde t’appelle Charles mais personne, autre que moi, ne peut dire « Mon mari » en parlant de toi. Suis-je jalouse ? C’est que je t’aime bien, aime-moi aussi un tout petit peu. Je t’embrasse du fond du cœur, un baiser de ton fils

Samedi 16 avril 98

Je reçois ta 6e lettre venant me surprendre 8 jours plus tôt que je ne pensais. Quelle joie tu me fais ! comme tu es bon, comme tu m’aimes et comment je voudrais te le rendre.

Je n’ai que le temps de t’ajouter un mot sur mes genoux au square des Invalides où Thérèse garde ton fils car Nounou, pour comble de malheur, a été passer la journée à Melun, près de sa sœur malade. Grand-père qui a reçu ta lettre en même temps que la mienne, a paru très content. Tu es gentils et tu ne saurais croire combien je suis touchée de ce que tu fais pour ma famille. Je t’en ai une reconnaissance infinie aussi bien que des longues missives que tu m’envoies. C’est mon bonheur, ma vie. Si tu trouves notre séparation dure, le temps long, mi aussi, je t’assure comme tu dois le sentir dans mes lettres.

Heureusement, ton fils va bien. Et te le montrer sage et bien portant est pour moi mon but le plus rapproché. Après, ce sera l’idéal, tu sais, nous serons plus heureux qu’aux 1ers mois de notre mariage parce que nous nous connaîtrons mieux et que nous aurons un fils qui t’appellera Papa. Songes-tu à ce bonheur futur que nous ne connaissons pas encore ?

Je t’aime, t’embrasse, écris-moi toujours aussi régulièrement que possible. Aie de la patience avec ton Commandant, il est âgé, séparé de sa femme, loin de tout. Rends-toi compte de tout cela qui peut influencer sur son caractère. Je crois qu’il me sera encore plus pénible (si c’est possible) de te voir partir dans 20 ans qu’actuellement.

Mille baisers de ton fils.

On me charge autour de moi de t’embrasser, d’amitié, etc.

Souris

Avril 1898 ?

13

… Sera-ce à Marseille que j’irai t’attendre ? Je te télégraphierai à Port-Saïd, le nom de l’hôtel où je serai avec ton fils puisque tu m’as dit que tu ne voulais pas que j’aille à bord.

Je ne crois pas t’avoir dit que mes parents ont donné congé de leur appartement pour se rapprocher de Marguerite et par conséquent de moi. C’est à ma grande satisfaction car je me trouve bien loin d’eux, en ton absence. Quand tu es là, c’est tout différent. J’ai moins besoin de ma famille, tu me la remplaces au centuple puisque nous en avons formé une nouvelle, famille. Mais quand je suis seule, c’est non seulement une distraction mais aussi une sécurité de n’être pas trop loin de mes parents. Ainsi, quand je veux aller passer 1 h avec Maman, il faut que je quitte ton fils environ 2 h, eh bien, que fait-il pendant ce temps-là ? Nounou n’a pas de jambes pour m’accompagner. Le soir, je vais à peu près 2 fois par semaine, dîner rue de l’Université (plutôt 1 fois que 2) toujours pour la même raison qu’il faut que je laisse Robert derrière moi et comme mes bonnes savent à quelle heure je pars et je rentre, à 5 mn près, elles peuvent faire tout ce qu’elles veulent pendant que je n’y suis pas. Quand tu étais là, je le laissais bien, oui, mais mes domestiques étaient toujours sur leurs gardes, de peur que tu ne reviennes précipitamment chercher un mouchoir oublié ou une lettre. Moi qui ne me tourmentais pas facilement anciennement, je m’en rends malade à présent et quand je n’y suis pas, je m’imagine que le petit va être brûlé ou malade, qu’il mourra sans moi. Et que dirais-tu mon chéri, si tu ne retrouvais pas ton fils en revenant de Chine. Te rappelles-tu d’un bébé que nous voyions à Brest avec une petite nounou brune et dont la Maman (Mme de Sombreuil) n’avait pas toujours été la sagesse personnifiée. Cette nounou qui portait Robert un jour où nous l’avons surprise avec le nôtre sur le Cours Dajot. Eh bien, ce pauvre petit qui avait 1 mois de plus que ton fils, vient de mourir ici à Paris, la semaine dernière, d’une bronchite capillaire. J’en ai la frisson, vois-tu, quand je pense que cela aurait pu arriver au nôtre. Et depuis que je sais cela, je ne veux plus quitter Robert. J’espère lui éviter les maladies en étant toujours avec lui. C’est stupide de ma part, ce qui n’empêche que ça ne se raisonne pas. Sa dentition hâtive m’inquiète, 6 dents à 8 mois, c’est précoce et cela me fait peur. Enfin, mon chéri, prions le bon Dieu qu’il nous fasse nous retrouver tous trois en bonne santé et je ne veux plus penser à toutes ces sombres choses.

Demain matin, je pèserai ton fils, je t’enverrai le résultat et je répondrai à ta lettre si je l’ai reçue.

Je vais aller chez Mme Boistel pour savoir où tu es, si le « Vauban » a quitté Saïgon et pour aller où.

Je t’aime et t’embrasse du fond de mon cour pour ton fils et pour moi. Merci de tes lettres, continue à me donner beaucoup de détails.

Geneviève

20e Samedi 30/4-98 8h du soir

Je suis furieuse et il y a de quoi : voilà, Marie Lachelier qui depuis 8 jours a retenu Thérèse, l’empêche de se placer, etc. et qui m’écrit ce soir que décidément elle garde Léonie ! et moi qui ai retenu une femme de ménage pour la semaine prochaine, je vais être obligée de garder 2h à ma charge. Ah non ! c’est dégoûtant. On sait ce qu’on veut ou ce qu’on ne veut pas. J’ai écrit à ta sœur ma façon de penser, tant pis si elle n’est pas contente. Laissons cela.

Sauf ce petit nuage, je suis heureuse aujourd’hui d’avoir eu une longue et bonne lettre de toi. Tu es si bon, je t’aime tant ! C’est ta 8e lettre mise à la poste à Poulo Penang. Je suis heureuse que tu ailles bien mais est-ce la vraie vérité ? Ne me dis-tu pas cela pour me faire plaisir ?

Oui, mon mari bien aimé, tu fais mon bonheur, même en m’abandonnant seule avec ton fils, tu es un homme, tu fais ton devoir, tu as le courage de le faire, c’est ce que je rêvais comme mari. Tu es pour moi l’homme idéal auquel je pensais étant jeune fille et qui seul pouvait me rendre heureuse. Eh bien, comme je l’ai dit et le répéterai encore, j’aime mieux 100 fois être quelquefois séparée d’un mari que j’aime que d’être toujours avec un que je détesterais. Notre mariage est heureux, crois-moi, nous étions faits l’un pour l’autre. Nous n’avons pas le droit de nous plaindre. Un bécot.

1/5-98 10h du matin

J’ai reçu hier une lettre de Madame de Geydon me remerciant de nos félicitations. Elle me dit que devant venir à Paris prochainement, elle espère me voir, etc. Je tenterai la semaine prochaine voir s’ils sont arrivés.

-Je reviens de la messe de 8h1/2, ton fils baigné, couché, et je me prépare à aller déjeuner chez Maman avec lui et Thérèse. J’ai donné campo à Nounou pour l’après-midi, afin qu’elle aille dire adieu à ses tantes, sœurs, cousines, etc. avant de partir.

-On vient de m’envoyer les livres pour tes neveux. Ce sont des petits missels porte-cartes où il y a la messe, le mariage et l’enterrement et dans les quels on ajoute 3 feuillets séparés contenant tous les évangiles de l’année. Je les ai fait chiffrer et dater. C’est très commode pour des garçons et je t’en donnerai un ; comme cela si tu veux, toit qui n’a jamais de livre pour aller le dimanche à la messe. Ils coûtent 9f50 chacun. Je pense que c’est le prix que tu y aurais mis si tu avais été là.

-Comment trouves-tu Madame Bordet (Raveau) qui m’arrête l’autre jour dans la rue pour me demander si je ne pourrais pas lui donner pour sa fille, les timbres étrangers de tes lettres… et elle ajoute : si vous aviez une collection à laquelle vous ne teniez pas, soyez donc assez aimable pour me la donner. J’avais sur le bout de la langue : Mais, Madame, on en vend chez les marchands, quand on a votre fortune et une fille unique, on peut se passer cette fantaisie. Mais je n’ai pas voulu faire la méchante et lui ai simplement dit que je gardais la collection pour mon fils et que si j’avais quelques timbres en double, j’avais assez de neveux et nièces autour de moi pour savoir à qui les donner. N’est-ce pas vrai ?

-Hier, c’était le vernissage du Salon, les avenues sont redevenues poussiéreuses ; heureusement qu’il a plu cette nuit. J’irai un de ces jours voir cette collection de croûtes. Cela me reportera 2 ans en arrière, à la 1ère fois où nous nous vîmes. Avant d’aller avec toi, j’avais déjà été une fois, avec Melle Faivre et je me souviens de notre conversation ce jour-là. Nous avions parlé de toi tout le temps. Je l’avais chargée de demander à Monsieur Ferrand ce que tu gagnais, tout en lui disant que je ne voulais pas entendre parler de toi, ni te voir, que je ne voulais pas d’un marin, ni d’une aussi nombreuse famille, etc. J’avais peur de ce qui m’arrive à présent. Et maintenant, je l’accepte par amour pour toi… C’est que je t’aime bien, sais-tu ? Et tu me fais passer bien des choses qui ne passeraient pas sans toi.

8h du soir

Grande nouvelle, les de Lasnier paient 0,63c par coupon, c’est à dire 6f30 pour nos 10. Et il y a un petit… (je ne sais comment ça s’appelle) surplus, si tu veux, pour l’Égypte Unifiée. Je toucherai 544f35 au lieu de 540f. C’est tant mieux pour la dot de ta fille.

Papa a reçu une convocation pour l’assemblée des actionnaires des Tramways de Brest. Il s’y fera représenter, je crois et toi aussi. Quand cela paiera-t-il ? Ça m’ennuie de penser que Papa m’a avancé 200fcs le mois dernier sur une chose non touchée.

-Ce soir, j’ai dîné seule, j’étais fatiguée de la chaleur et n’ai pas été dîner rue de l’Université où Maman cependant était seule aussi fatiguée, mais d’autre chose que moi. Le reste de la famille était allé Bd Malesherbes. Je me suis déshabillée, vêtue légèrement et me repose en t’écrivant. J’ai 23° dans ma chambre. Ça commence à bien faire quoique ce ne soit pas comparable à la chaleur que tu as. Pauvre chéri aimé, je te plains et tout ça pour gagner quelques sous pour nous faire vivre ton fils et moi. Que tu es bon et que je t’aime !

-J’ai lu en partie aujourd’hui la revue Pense du 1er mai. Qu’est-ce que ce MClaudius Madrolle qui a été à Haïnan avec le « Lutin » ? Le connais-tu ?

-Paul t’a écrit hier m’a-t-il dit. Il a joué avec ton fils aujourd’hui chez Maman mais Robert ne le connaît pas encore bien, il a beau ne pas être sauvage, il ne rit jamais tout de suite avec quelqu’un qu’il ne connaît pas.

Bonsoir, mon mari chéri, je me couche de bonne heure ayant veillé tard ces 2 derniers soirs pour fabriquer un chapeau à ton fils, raccommoder du linge, etc. Je suis contente que tu aies retrouvé tes gants. Et tes 2 chemises ? Un beccot. Demain, je répondrai à ta 8e lettre.

S.

9

5/5-98 10h du soir

Hier, en rentrant de Wissous, j’avais trop gros cœur pour t’écrire et ce n’est que ce soir que je viens te dire que j’ai vu ta Maman qui était un peu souffrante de douleurs dans la tête. Elle était avec Fernande et les 2 inévitables Melles Lachelier. Elle a paru contente de me voir.. je pense, et m’a lu un passage de tes dernières lettres. La pluie continue toujours et j’ai dit à ta mère que d’après le temps, je lui écrirais la veille pour lui annoncer mon arrivée.

Je rentre de dîner chez ma sœur, elle vient de me raccompagner avec son mari. Avant de me coucher, je veux te donner des nouvelles de ta mère et de ton fils.

Robert est resté à la chambre hier et aujourd’hui car la pluie ne cesse pas de tomber depuis ce matin. Il tousse un peu, je le baigne quand même, attribuant cette toux à la dentition.

Demain matin, j’ai prié Maman de vouloir bien venir me remplacer pour le bain de Robert, aider Nounou car je suis obligée d’aller à 9h avec Thérèse chez Marie Lachelier pour que celle-ci la présente à une Mme Flandrin comme cuisinière. J’en profiterai pour porter chez Sophie le missel pour Pierre.

Bonsoir mon chéri aimé, je t’aime envers et contre tout. Je donnerais 10 ans de ma vie pour que tu puisses voir ton fils un instant et l’embrasser car il doit te manquer beaucoup ce petiot.

10

Vendredi 2h 6 mai 98

Mon mari aimé, je suis allée ce matin faire les courses dont je te parlais hier. J’ai remis de ta part à Sophie, le livre pour son fils. Marie pensait aller demain à Wissous y passer 3 jours mais la pluie l’empêche de partir.

-Les enfants de Louise Calmettes ont la scarlatine. Quant à Jeanne, elle n’a perdu que la moitié de son mioche dans sa fausse-couche d’il y a 3 mois et est toujours enceinte.

-Je suis tellement découragée aujourd’hui que je reste devant mon papier sans savoir que te dire. Ça ne m’arrive pourtant pas souvent car je t’écris généralement de longues lettres : toujours t’ennuyer de mes tracas, c’est peu agréable pour toi et te dire des choses indifférentes, je n’en ai pas le courage. Robert est dehors, il profite d’un rayon de soleil. Le vent est très violent et va lui irriter la figure.

Quand vas-tu revenir ? Mon Dieu, que c’est long. Tu sais, je crois que jamais je n’aurai le courage de te laisser partir une 2ème fois ou bien alors, fais-toi détester de moi, donne-moi des tourments, trompe-moi, etc… Je te dis des bêtises, je ne suis bonne à rien depuis ce matin. Je te laisse, écris-moi souvent et longuement. Dis-moi si on parle de retour. Je t’aime profondément et te ferai aimer de ton fils.

Geneviève

23e Samedi 14 mai 1898 3h1/2

Mon chéri, 

Ton fils a un rhume à ne savoir où se mettre. La pauvre petit, il a mal dormi et pendant qu’il tétait à minuit,, la toux lui a fait revomir tout ce qu’il venait de prendre, obligés de nous changer entièrement l’un et l’autre. Il avait sali mes draps, ma chemise de nuit, etc.

Je viens de déjeuner chez ta sœur Marguerite et ensuite je suis allée avec elle voir ses fils au collège, leur porter leurs livres de 1ère communion. Nous avons beaucoup parlé de toi, elle est si gentille. C’est la seule femme de ta famille, avec Marie, qui ne soit pas jalouse de moi, aussi je lui en ai une reconnaissance infinie car je peux lui dire n’importe quoi, ce que je pense, ce n’est jamais mal pris. Et si tu savais comme c’est bon de parler de toi avec quelqu’un qui t’aime bien.

Décidément, ce n’est pas Patchy qui a été nommé chef de bataillon. Il y a paraît-il dans le même régiment un officier du même nom et du même prénom. Si tu n’as pas écrit pour le féliciter, ne le fais donc pas.

– J’ai mis la nuit dernière à Robert des bottes de ouate mais comme je n’avais plus de taffetas gommé, je lui ai mis par-dessus des chaussettes à toi qui n’étaient pas trop grandes. cela m’amuait de voir ton fils se servir de tes affaires.

– J’espère avoir une lettre aujourd’hui par paquebot anglais mais je crains bien qu’il ne me faille attendre à samedi prochain. Que c’est long mon mari chéri, 15 jours sans un mot de toi, je me décourage petit à petit et je me demande avec frayeur comment je ferai pour attendre ton retour. Que c’est loin le 23 janvier 1900 ! Et pourtant, il ne faut pas, je crois, nous faire l’illusion de te voir rentrer avant, ce serait trop dur d’attendre ensuite.

Je regrette toujours « Le Gaulois » à Brest. Quel imbécile que ce B… Il a eu le toupet de me dire que le ministre avait ajourné sa décision et que, par conséquent, on n’avait pu te dsigner avant. Et tu sais aussi bien que moi que le ministre n’est pour rien là-dedans, que c’est la direction du personnel qui fait tout… Oh non ! c’est enrageant de penser à cela ! Qu’es-ce ue ça peut lui faire que tu sois en France ou à l’étranger ? Est-ce pour le plaisir de désunir notre ménage parce que lui n’est pas content d’avoir une femme laide…

Vois-tu, je deviens méchante, tu m’excuseras parce que je t’aime et que j’enrage d’être loin de toi. Non, je n’enrage pas, c’est le contraire, je suis profondément triste et découragée.

Déchire cette lettre si tu veux ou bien ne la laisse pas traîner car il ne faudrait pas qu’elle tombe entre les mains de n’importe qui. Souvent j’ai peur qu’une de nos lettres soit égarée et comme je te dis souvent des choses que je veux qui ne soient lues que par toi, je serais fort ennuyée. Dis-moi bien s’il ne te manque pas de lettres. De même, je te dirai toujours quand j’en recevrai de toi. Au revoir, mon chéri bien-aimé, je suis fatiguée, fatiguée, ma débâcle n’en finit pas cette fois-ci, mes reins, mon côté me font mal parfois et cependant je me repose, c’est à dire que je ne reste pas dans mon lit mais j’évite de beaucoup marcher à ce moment-là. Ton fils n’est plus près de moi la nuit et je reste des heures sans dormir à penser à toi.

La pluie nous empêche de tirer les photos de ton fils sur papier, si le soleil pouvait revenir.

Tout le monde autour de moi, me charge d’amitiés, de tendresses pour toi.

Robert t’envoie un baiser et moi je t’embrasse du fond du cœur comme je t’aime.

Geneviève

11

Jeudi 19, jour de l’Ascension, minuit

Mon chéri, un mot seulement pour te dire que je t’aime. Je rentre de dîner rue d Compiègne. Ta mère m’a déposée chez moi en passant avec Fernande. Je t’embrasse et te raconterai ma journée demain.

Vendredi 20 10h du matin

Mon aimé chéri, j’ai été agréablement, divinement surprise ce matin à mon réveil, en recevant une lettre, ta 10ème, merci de ces 22 longues pages. Je t’aime et répondrai tout à l’heure à ce que tu me demandes.

-Revenons à ma journée d’hier. Levée de bonne heure, je suis partie de chez moi à 7h1/4 par une pluie battante à Boussay (Boissey ?) (rue du faubourg Poissonnière). J’ai pris une voiture bien entendue et sui arrivée au commencement de la grand Messe ; tout s’est bien passé, les enfants ont été d’une sagesse admirable pendant la cérémonie qui a été longue. Je ne suis rentrée qu’à 11h avec Melle Faivre que j’ai ramenée en voiture car il pleuvait toujours. Ta mère a paru contente de me voir rester à toute la grand Messe : je l’ai fait bien volontiers pour Marguerite car j’était péniblement impressionnée de sa tristesse. Son mari n’a pas assisté à la 1ère communion de ses fils ! Il est venu les chercher à la porte à la fin de la messe et ta sœur avait gros cœur. 

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Je t’assure, ce n’était pas difficile à voir. Quelle intimité peut-il y avoir dans un ménage quand il y a des distances de principes pareilles ? Hier soir, Marguerite n’en pouvant plus, tu sais, elle m’a embrassée au moins 35 fois dans la journée. Elle était à côté de moi à table. Je sentais très bien que c’était plus qu’elle n’en pouvait faire.

Enfin, je la plains de toute mon âme et je l’aime bien. Pour le lui prouve, je lui ai conduit ton fils hier avant le dîner et je crois lui avoir fait grand plaisir. Il y est resté à peu près ½ heure et Maman qui est venue embrasser tes neveux l’a emmené tandis que moi je restais pour dîner.

-Devine qui est venu après le dîner ? ……. Bec à Bec, oui, mon chéri, aussi tu peux penser s’il m’a taquinée sur notre séparation, etc. J’ai causé longtemps avec lui et vraiment, il est bien aimable. Il m’a dit que les Georges Lasserre (Melle Gillou) avaient une petite fille. Ils nous ont suivi de près.

-Pendant que je t’écris, on m’apporte un petit paquet dans lequel je trouve 2 petits amours d’éléphants en ivoire. Tu es adorable de penser de m’envoyer ça, merci de penser à moi de si loin !

-Comme j’ai bien fait de filer de Wissous avec ton fils. Je t’ai peut-être dit qu’au moment de Pâques et depuis, les enfants de Fernande toussaient d’une façon qui m’ennuyait. J’en avais parlé à Marie qui m’assurait que ce n’était rien. Bref, voyant que cette toux continuait, Fernande a fait venir le Docteur Lajatte qui a appelé ça une toux coquelucheuse. Il y a de ça une huitaine de jours. Hier, elle amène ses enfants à son beau-frère Simon qui, lui, appelle ça une toux coqueluchoïde et il prétend que le petit Barthélémy aurait ça depuis un mois. Tu comprends comme ça me fait plaisir pour Robert qui a joué avec cet enfant le jour de notre arrivée à Wissous ! Mon Dieu, j’en ai le frisson car la coqueluche est une maladie très longue (4 à 5 mois), très ennuyeuse parce que tout le monde vous fuit toujours, dangereuse chez des enfants au-dessous d’un an et quelque fois mortelle. En tous cas, c’est bien inutile d’affaiblir un enfant par une longue et fatigante maladie. Dieu me préserve d’avoir ces inquiétudes si loin de toi ! Si je perdais Robert, oh non 8 ce n’est pas possible.

-Enfin, j’ai dit à ta mère que ton fils ne mettrait pas les pieds à Wissous cet été tant que les enfants de Fernande y seraient et qu’elle n’aurait pas fait désinfecter… Du reste, tes autres sœurs en ont dit autant, je suis donc tranquille sur ce sujet. Comme c’est une maladie

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qui exige un changement d’air au milieu, que Fernande reste à Wissous maintenant et qu’elle s’en aille dans 2 mois ou bien qu’elle s’en aille maintenant, qu’on désinfecte et qu’elle revienne à l’automne, nous irons quand elle n’y sera pas. Seulement, comme elle a beaucoup d’influence sur ta Maman, qu’elle lui fait faire tout ce qu’elle veut, je ne sais pas ce qui se passera. En tous cas, hier, après avoir eu l’avis de 2 médecins, ta mère disait que ce n’était pas possible que ce soit la coqueluche, que ces enfants ne sortent pas de Wissous où il n’y a aucun cas de coqueluche. Moi, je ne suis pas de cet avis. Chercher les causes des maladies, c’est la bouteille à l’encre mais il est très possible que ce petit ait attrapé la coqueluche avant son départ pour Wissous, au Luxembourg il y a 6 semaines ou bien quand il se promène sur les routes avec sa nourrice. Les domestiques sont si malveillants souvent et causent quelque fois avec des enfants qu’ils ne connaissent pas. Enfin, inutile de parlementer davantage sur ce sujet. Je ferai mon possible pour contenter tout le monde et pour sauvegarder la bonne santé de ton fils que tu m’as confié et que tu me recommandes dans chacune de tes lettres.

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-Je réponds à présent à ta 10ème lettre.

Merci d’avoir pensé à moi en remplissant tes devoirs de chrétien, comme c’est bon d’avoir les mêmes principes.. c’est un lien de plus entre nous.

-Oui, c’est vrai mon chéri que je ne suis pas si isolée que je te l’ai dit dans quelques unes de mes lettres mais c’est que quand je t’écris, je te dis tout ce que je pense et aussitôt que je le pense sans me rendre compte que le découragement dans lequel je suis par moments me fait exagérer.

-J’aime beaucoup mon appartement et ne voudrais pas le quitter pour tout l’or du monde puisque tu y as vécu. J’ai de bonnes jambes, je peux aller facilement chez mes parents, c’est plutôt comme sécurité morale ; ainsi, hier soir encore, je suis obligée de demander à Georgette de venir coucher chez moi pour ne pas laisser Nounou seule avec Robert, ça ne la dérange pas puisqu’elle fait ma cuisine, ce qui n’empêche que si je laissais ton fils dans la maison de quelqu’un de connu ou tout près, j’oserais laisser mon fils seul avec une bonne parce que je sentirais qu’en cas de besoin, en une minute, on aurait quelqu’un de sûr sous la main pour venir me chercher ou pour rendre service et aussi pour savoir ce qui se passe en mon absence.

-Mes repas, je les prends toujours seule chez moi. Depuis ton départ, ta mère a déjeuné une fois avec moi, Papa 1, Maman 2 ; et Lucie 5 ou 6 fois. Quant à faire ménage commun avec mes parents, je ne crois pas t’en avoir jamais parlé car c’est bien loin de ma pensée et de mon désir. Pour 4 ou 5 mois d’été, oui, je veux bien, à la campagne mais,

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à l’habitude, non. Pour bien s’entendre, il ne faut pas s’imposer les uns aux autres, surtout quand tu es là où tu es jaloux de loi comme je le suis de toi, du reste. Et il faut que nous restions tous deux chez nous avec notre fils, comme à Brest.

1h1/2

Ne m’en veux pas si je me suis plainte à toi de mon isolement relatif, à qui confierais-je mes peines si ce n’est à toi ? Songe que c’est la 1ère fois que ça m’arrive de rester seule, d’avoir des tracas, des responsabilités tandis que toi tu es habitué depuis 10 ans à te suffire à toi-même en campagne. Outre le chagrin d’être séparés l’un de l’autre, qui existe aussi bien pour toi que pour moi, il y a tous les petits ennuis de la vie qui viennent l’agacer tandis que toi, tu connais tout ça et en est moins choqué. Pardonne-moi, je t’aime et j’ai confiance en toi.

-Ton fils a dit Papa 2 fois dans sa vie, ce n’est pas une illusion mais bien une réalité.

-Pour l’impôt je crois t’avoir dit ce que j’ai fait : versement de 40fcs, (environ la moitié de la somme totale de l’impôt mobilier) par suite d’une erreur on voulait me faire payer 110fcs environ au lieu de 80 je crois, que je paierai. Pour les portes et fenêtres, je l’ai payé à la proprio avec mon loyer d’avril.

27e Wissous 28 mai 1898 9h du soir

Mon mari bien-aimé, 

Nous sommes arrivés ici à 4 h par beau temps, pourquoi n’es-tu pas avec moi ? Je serais si heureuse, oh que c’est dur ! Pourtant il m’a été infiniment moins pénible de revenir ici aujourd’hui, seule, sans toi, dans ta famille que ce ne l’avait été il y a 15 jours.

Sophie est retenue à Paris par Jacques qui est malade, Marguerite est à Caen chez sa belle-sœur. Il n’y a ici que tes 3 autres sœurs. Maintenant, je viendrais volontiers chez ta Maman, la 1ère fois m’a énormément coûté mais je crois qu’on prend l’habitude de tout. L’été prochain, pourrons-nous être ici ensemble ? Je le souhaite de toute mon âme, ton fils sera gentil, alors tu pourras te promener avec lui et me laisser penser à la petite sœur. Oh mon chéri, je crois que ça n’arrivera jamais, c’est trop long. Je suis prise d’un désespoir fou par moments.

Dimanche 29 – 6h du soir

Je t’ai laissé brusquement hier soir, pour descendre me changer les idées car j’allais te dire des bêtises. Ce matin, je suis allée communier à la messe de 7 h. Ta maman y est venue avec moi. A 1 h 1/2, ta mère a reçu une lettre de toi qu’elle m’a donnée à lire. J’ai eu gros cœur de penser que sans doute j’en avais une aussi qui courait après moi à Paris et qui me sera renvoyée demain ici, je suppose. La journée me semble interminable et pourtant je ne suis pas restée une minute inoccupée bien que ce fût dimanche : j’ai déchiffré à 4 mains avec Fernande, je l’ai fait chanter ; je suis allée aux Vêpres, mois de Marie, Salut, pendant que Nounou et Robert étaient allés se promener sur la route de Monjean. J’enverrai ainsi ton fils tous les jours car je crois, comme Marie, qu’il est nécessaire que les enfants ne restent pas toute la journée les uns sur les autres dans l’humidité du jardin, c’est plutôt la fraîcheur de la campagne en comparaison de Paris car aujourd’hui nous avons une journée splendide, du soleil depuis ce matin et sans vent ni orage à craindre. Ton fils est dehors depuis ce matin 10 h.

9 h du soir

Nous finissons seulement de dîner. Nous nous nous sommes mis à table à 8 heures du soir, ce que je trouve éreintant pour l’estomac. Ton fils dort, on le trouve gentil, c’est vrai qu’il n’est pas trop mal tourné et qu’il devient malin comme un singe. Mon cœur se serre, vois-tu, à la pensée que tu ne peux pas profiter de ses gentillesses et j’en souffre physiquement je t’assure. J’ai un poids sur le cœur.

– J’ai mis à la poste en même temps que ma 26e lettre, une lettre sur papier gris contenant le poids de ton fils est une mèche de ses cheveux.

Lundi 30 6 h 1/2 du soir

Enfin ce matin, j’ai eu ta lettre la3e, je l’ai lue à ta mère comme tu m’avais demandé de le faire avant de partir et j’ai passé ma matinée à la méditer, tu fais mon bonheur ! Oh que je t’aime ! Puis mon après-midi s’est passé à travailler dans le salon avec Berthe et Fernande pendant que Georges Lachelier nous a lu tout haut une pièce de Labiche « Célimare le bien-aimé » et des choses ignobles qui m’ont faire remonter avec bonheur auprès de ton fils. Il avait pris dans ta bibliothèque « La physiologie du mariage » Puis il a été chercher à Antony le journal pour y lire un feuilleton affreux « La femme et le pantin » qui passionne Fernande.

– Je suis jalouse, vois-tu, de voir que ton beau-frère prend tes livres est sans gêne chez ta mère, ça m’agace au dernier point. Je ne devrais pas me monter contre lui comme ça mais c’est plus fort que moi. Pardonne-moi et oublie tout ce que je te dis, mais j’ai des actions de grâces à rendre à sa femme qui, depuis 2 jours que je suis ici, ne m’a encore rien dit de désagréable. A-t-elle vu qu’elle me faisait de la peine ? Peut-être.

Je descends dîner, à tout à l’heure.

9 h

Je suis gelée, enrhumée et mal fichue. J’ai parlé à ta maman ce matin de mon côté qui ne me faisant pas beaucoup souffrir, est toujours susceptible quand je marche trop ou trop vite. Elle m’a dit qu’elle avait été comme cela après la naissance de Fernande, je crois et que le médecin lui avait seulement ordonné quelques injections et avait prie ton père de se tenir tranquille… Des injections, j’en veux bien prendre si c’est très utile mais quant à l’autre objection, elle n’existe pas pour moi, puisque tu es à l’autre bout du monde. Que c’est assommant de toujours s’occuper de sa santé, mon Dieu ! Il n’y a que 2 choses qui me forceraient à me soigner, c’est d’abord si je savais te faire absolument plaisir, et ensuite la crainte de ne pouvoir plus te donner d’enfants à l’avenir. Oh ! ces 2 pensées-là me donneraient du courage.

– Il faut que je te raconte une petite histoire, tu ne t’en fâcheras pas, dis, mon chéri ? Les petits beurres que ta maman donne généralement comme dessert sont remplacés cette année par des petits gâteaux rectangulaires sur lesquels il y a soit une question, soit une réponse, par exemple :Voyagez vous ? Suis-je aimée ? Eh bien, voilà 2 repas de suite que je tombe sur « Suis-je trompée ? » Cela m’amuse parce que je suis si sûre de toi et d’après tes lettres, je vois si bien que tu m’aime profondément et que tu fuis la fréquentation des femmes, même comme il faut.

– Je ne sais pas seulement pourquoi je te dit cela ! Si, je sais, c’est parce que je n’ai pas la conscience tranquille quand je ne te dis pas tout ce qui me passe par la tête au moment où j’écris. Aussi tu me pardonneras souvent des bêtises et quelquefois des sottises… n’est-ce pas mon chéri aimé ?

– Ton fils a reconnu ta photo dans la chambre de ta maman et il y a fait des amitiés, est-ce gentil !

Un beccot

Mardi 31- 6 h du soir

Ton fils se roule sur le tapis pendant que j’écris assise à ton bureau. Dis-moi si cela t’ennuie que ton fils et moi entrions quelquefois dans cette pièce sacrée pour toi ; Préférerais-tu que seule ta mère en ait le droit ? Pardonne-moi si je n’agis pas conformément à ton désir et remets-en la faute à ta maman qui me force pour ainsi dire soit à chercher une carte, ou un livre, ou à balayer etc. C’est elle qui a fait installer par le jardinier des cordes pour que Nounou étende le linge sous la véranda à côté du bureau, etc.

9 h

Maintenant je réponds à ta lettre : Le passage de Pline que tu me cites sur les petites occupations sans valeur qu’on doit recommencer quotidiennement est vrai pour tout le monde. Il m’arrive souvent le soir de me demander qu’ai-je fait ? Ils m’est impossible de trouver un travail quelconque ayant duré plus d’une heure de suite sans interruption.

– Pourquoi n’es-tu pas gai ? Est-ce parce que tu es loin de moi ? Mais alors tu n’es pas heureux et j’espérais pourtant faire ton bonheur.

– Ton réveil après avoir lu d’Arthur Young m’a émotionnée moi aussi… Pauvre chéri, quand nous sera-t-il donné de nous retrouver ? Que c’est long… Que c’est dur !

– Merci de me parler de ta santé et surtout de te soigner, je regrette de ne pas pouvoir être prêt de toi comme à Brest ; Oh ce temps de Brest !

– Je ne lis plus de journaux et je n’ai comme nouvelles de la guerre américaine que celles données par tes beaux-frères. Je vais écrire aux Débats pour qu’on me fasse suivre les journaux ici car ça me manque.

– Tout ce qui ce que tu me dis m’intéresse ; Ta visite au Duc Phan de Cholan m’a amusée mais dis-moi ce que c’est que de « prêter à la petite semaine » comme le fait sa femme ? Est-ce tromper son mari ? Je ne veux pas le demander à d’autres personnes qu’à toi et je ne sais pas ce que ça veut dire. Réponds-moi tu seras gentil… C’est dans tous les petits détails tels que, que je m’aperçois que tu me manques d’une façon infinie et continuelle.

– Dis-moi aussi quelle est cette baie dont on t’a chargé de faire la carte ou je ne sais quoi… Voilà déjà plusieurs fois que ta mère et Guillaume m’en parlent et je ne sais que leur dire car tu ne m’en as pas soufflé mot. Est-ce de la nouvelle baie que viennent de prendre les français qu’il s’agit ?

– Allons, je descends un peu pour qu’on ne me traite pas de sauvage.

Un beccot, je t’aime follement.

Mercredi 1er juin – 9 h du soir

Je suis allée à Paris chez le dentiste et je vais me coucher parce que je suis fatiguée. Ton fils s’est un peu enrhumé.

– Pourquoi n’écris-tu jamais à Maman ? Sais-tu que tu lui fais de la peine ? Es-tu donc si occupé que tu n’aies pas pu trouver une minute depuis 4 mois, pour écrire quelques lignes sur une carte au moins ? Quand ce ne serait que parce que ce sont eux qui m’ont élevée et qui m’ont fait ce que je suis. Moi qui essaie de faire ce que je peux pour ta famille, ça ne m’encourage pas du tout de voir ton indifférence pour la mienne. Allons, passons ; inutile de s’appesantir là dessus, mais est-ce à dire que toute ma vie se passera comme ça tiraillée de 2 côtés différents ? 

Pendant ton absence, il est venu Madame Fraissinet et ses enfants ; Ta mère leur a montré ton fils qui n’a pas pleuré mais n’a pas ri non plus.

Jeudi 2 – 9 h 1/2 du soir

J’ai recopié mes comptes de mai et je les joins à cette lettre ainsi que 2 photos de ton fils prises la veille ou le jour de notre départ pour Wissous, toujours par Lucie puisque je n’ai pas d’appareil. Fais-moi des clichés, je t’en prie. Si tu ne peux pas les développer, garde-les dans des boîtes hermétiquement closes, ou si tu peux les développer, ne les tire pas sur papier : c’est une opération longue et minutieuse dont je pourrai me charger à ton retour.

– Et je t’avoue que mes oliviers de Tunisie m’inquiètent un peu, d’après ce que Daniel m’a dit ces jours-ci du départ de Georges Mouchez à Madagascar. Il doit écrire à ce sujet, du reste, mais ça m’ennuierait, tu comprends, de continuer de payer en plus les 3.000 Fr. que nous avons déjà versés pour une chose qui sera mal administrée, il ne nous rapportera peut-être que peu de choses… si ça rapporte !…

– J’ai collé les étiquettes que m’a envoyées Madame Labarthe sur les 25 bouteilles d’eau de vie.

– Je descends,

Au revoir, à demain la fin de cette lettre,

Souris

Lundi matin 11 h – 3 juin

C’est le jour de fermer cette lettre et je n’en suis qu’à ma 10e page, quoi que généralement je varie entre 14 et 20 pages. À quoi cela tient-il ? A l’état d’agacement où je suis ici, d’entendre tout le temps parler de toi d’une façon autre que ce que je pense. Ta mère, tes sœurs connaissent des côtés de ton caractère que je ne connais pas, et moi j’en connais qu’elles ne connaissent pas, c’est tout naturel mais c’est pénible tu sais pour moi qui t’aime bien, je crois, d’entendre comme hier soir pendant 2 heures Berthe et surtout Fernande, critiquer un tas de choses comme ta vivacité à t’emballer quand on a une opinion contraire à la tienne, ta manière de voyager, etc.

Fernande criait hier soir sur le voyage en Suisse qu’elle a fait avec toi ; Je ne sais pas ce qui s’est passé et n’ai pas pu répondre, mais néanmoins elle a du être bien heureuse que tu consentes à l’emmener car tu aurais très bien pu y aller sans elle, alors qu’il lui était impossible d’y aller sans toi. Et c’est de la bonté de ta part d’avoir bien voulu te charger d’elle.

As-tu demandé dans ta dernière lettre, des renseignements sur les valeurs espagnoles ? Est-ce que tu voudrais en acheter ou bien est-ce comme simple renseignement ? Son mari et elle n’avaient pas l’air enchanté que tu te sois adressé à eux pour demander cela. Enfin, voilà pourquoi je suis triste, désorientée, découragée de ne jamais arriver à bien faire car je dois être critiquée haut la main moi ; si elles crient déjà après toi, qu’est-ce que ça doit être de moi qui ne suis qu’une étrangère. ! La vie est difficile parfois mon Dieu ! et pas toujours roseE et pourtant il n’y a pas de jour où je ne me dise que je n’ai pas le droit de me plaindre puisque j’ai un mari que j’aime, qui me rend on ne peut plus heureuse par lui-même, que nous avons tous deux un fils et la santé… Que peut-on avoir de plus en ce monde ?

– Après 3 jours de pluie, le beau temps semble vouloir revenir, je vais emmener Robert se promener sur les routes, il a une énorme poussée de gourme depuis quelques jours, telle qu’il n’en avait pas eu depuis 3 mois. Est-ce le changement d’air, le vent ou l’humidité ? Je n’en sais rien.

– Tu me diras ce que tu penses des 2 photos. Ne crois pas qu’il ait les jambes tordues, elles le paraissent parce qu’il se tient mal sur sa chaise mais néanmoins il est bien gentil, tirant la langue à sa maman, une petite langue rose et pointue qu’il fait passer entre ses dents.

– Écris-moi toujours, le plus souvent possible, tu me rends heureuse. Prie un peu pour moi car j’en ai bien besoin et déchire mes lettres, à quoi bon garder toutes les bêtises que je te dis, excuse-moi et dis-moi de ne plus décrire si je te fais de la peine.

Ton fils t’embrasse bien fort. Et moi je t’aime profondément de tout cœur,

Un beccot,

Geneviève

28e Lundi 6 juin 1898

Mon mari bien aimé,

Je ne t’ai pas écrit hier ni avant-hier parce que j’étais trop sens dessus dessous, toute ma journée du dimanche s’est passé entre la messe, le piano et j’ai très mal dormi quoique Robert n’ait pas tété. Il se sevra tout seul la nuit, c’est admirable.

10 h du soir

Ta maman a reçu une lettre de toi. Elle m’a dit être très courte et sans intérêt pour moi. J’espère en avoir une demain matin mais du moment que je sais que tu vas bien, cela me suffit pour l’instant. Je suis seule ce soir dans la maison, avec ta mère, les 2 nounous et les 3 poupons. Marie est retournée à Paris, Fernande y est allée aussi pour la soirée de contrat de M. André Joussot que tu connais.

J’ai mis en ordre aujourd’hui, sur la demande de ta mère, tes photos rapportées de Chine et les rangeant dans ton album à la suite de celles du Levant mais je n’ai pas fini parce que c’est très long. tu en as beaucoup en double que je laisserai dans une enveloppe à part.

Mardi 7 juin – 3 h

Je suis confuse d’être arrivée au mardi et de n’être qu’à la 1ère page de ma lettre de la semaine. Que vas-tu penser de moi mon bien-aimé ? Croiras-tu que je t’aime moins. Oh non ! tu me ferais de la peine. C’est au contraire que je t’aime trop, de plus en plus je crois, et que j’en suis bouleversée, dans un état analogue à celui où j’étais à Mers, pire encore si c’est possible, de sorte que je m’efforce de penser à toi le moins possible mais ce n’est pas facile. Ce qu’il y a de meilleur, c’est de m’installer à t’écrire.

J’ai eu, en me réveillant ce matin, ta 12e lettre, merci, mille fois merci. J’ai chaud moi aussi mais pas encore tant que toi, le thermomètre qui est pendu à ton bureau marque 24° et il ne fait pas de soleil, le ciel est bas, le temps lourd, orageux, fatigant. Ton fils a retété cette nuit, ne voulant pas conserver la trop bonne habitude prise la veille. Il se réveille, dormant depuis 11 h 1/2, c’est excellent pour lui.

9 h du soir

J’ai été interrompue cet après-midi par Marguerite qui venait me voir avec Germaine et je reprends ce soir aussitôt dîner. je m’aperçois que j’ai oublié de te dire une quantité de choses qui pourront peut-être t’intéresser :

– Mes parents ont loué une grande maison à Meudon, c’est à dire à mi-chemin entre Meudon et Bellevue. Je connais la maison pour y avoir connu des locataires. Elle est au niveau du chemin de fer, par conséquent très loin de la Seine et de ses brouillards et assez loin également des bois pour n’en avoir ni l’humidité ni l’ennui des promeneurs du dimanche. Je crois que si tu étais là, tu ne verrais aucun inconvénient à ce que j’y mène ton fils. Je pense que Grand-père et Maman iront s’y installer avec les Guilhem à la fin de cette semaine ; quant à moi, je ne sais ce que je ferai. j’ai l’intention de rester ici au moins jusqu’au 25 pour aller à Chatou avec ta maman. Crois-tu que je ferais bien ? Et ensuite j’irais chez mes parents ; entre nous soit dit, je crois que ta mère en a déjà assez de moi. Elle a été très contente de m’avoir pendant les vacances de la Pentecôte mais je crois lire à présent sur son visage qu’elle préférerait que je fasse chez elle 4 séjours de 8 jours plutôt qu’un mois de suite. Je me trompe peut-être mon chéri, mais ça m’étonnerait, surtout depuis que ta maman a reçu hier ta 9e lettre dont elle m’a à peine parlé. Tu as dû lui dire quelque chose qui l’ennuie et que par contrecoup, ça déteint sur moi. Je suis sûre que tu lui as dit que je n’étais pas contente qu’elle m’ait donné sa chambre ou que toi, tu n’étais pas content de ce changement… enfin, je ne sais quoi mais tu lui as dit quelque chose qui ne lui a pas plu, ça, j’en suis sûre. Ta maman t’a peut-être dit qu’elle avait l’intention d’aller passer une 10zaine de jours dans un couvent pour se reposer. Elle voulait partir samedi dernier mais à ma demande parce que Marie et Fernande étant toutes 2 à Paris hier et cette nuit, je ne voulais pas prendre la responsabilité de rester seule sans homme dans la maison avec la garde de 4 enfants pas à moi, dont Yvonne pour laquelle un accident est toujours possible. Ça aurait pu même déplaire à Sophie qui confie ses enfants à sa mère et non à une sœur ou belle-sœur. Si donc, ta mère se décidait à aller dans son couvent, je ne resterai sûrement pas ici en tête-à tête avec Georges et Fernande, c’est au-dessus de mes forces. Quand ta mère est là, c’est très bien, si elle s’en va, je me retire. Comprends-tu cela ? Il m’est donc très difficile de faire des projets, je vis au jour le jour et ferai ce que je croirai bien faire et surtout ce que je penserais devoir être approuvé par toi.

– Ton Robert ne fait que t’appeler depuis ce matin. Les oreilles doivent te tinter. Il tend ses 2 gros bras à ta photographie en disant : « Papa », c’est adorable. La pensée consolante pour moi est de me figurer ton bonheur à ton retour quand tu trouveras ton fils grand, bien parlant, parlant, courant. Y penses-tu à ce bonheur dont tant de gens ne savent pas jouir ? Actuellement ce petit n’est gère gentil que pour moi qui le nourris. J’ai ses caresses, ses sourires, tandis que l’année prochaine il ne me regardera plus et ne pensera qu’à aller avec toi. Les jupons l’ennuieront et il m’enverra promener. Daniel a fait aujourd’hui sa photo et j’espère qu’elle sera bonne.

– Je descends prendre un peu l’air. Demain, je répondrai à ta 12e lettre.

Un beccot, je t’aime à la folie.

Mercredi 8 juin – 11 h 1/2 matin

Pour la St Médard c’est réussi, de la pluie depuis ce matin, ça nous promet de l’agrément.

J’ai mes aff… depuis ce matin, c’est assommant parce que mon lait va être moins bon, je serai fatiguée, etc. Quelle scie que d’être une femme !

– Je réponds à présent à ta lettre : j’ai vu ici dimanche dernier Mme Boistel qui m’a dit que vous iriez certainement au Japon dans le courant de vos 2 ans de campagne. J’en suis heureuse puisque ce sera le point inconnu et intéressant pour toi de ce voyage. mais que c’est loin ! C’est atroce quand je regarde ça sur une carte. Boistel m’a fait une longue théorie comme quoi les jeunes officiers ne voulaient plus partir, qu’au ministère on était très embarrassé pour donner la croix puisque personne ne faisait plus campagne, etc.

– J’ai félicité Mme de Geydon au moment de la nomination de son mari. J’ai dû te l’écrire il me semble, par conséquent j’ai deviné ton désir. je crois toujours à la transmission de la pensée même à travers le monde. Nous en avons déjà eu plus d’une preuve entre nous deux. Est-ce vrai ?

– Tu me dis être désireux de savoir ce que ta mère a dit avec M. Laforge, elle a dû te l’écrire en détails, c’est pourquoi je n’ai pas insisté dans ma lettre mais en somme ta maman n’a rien promis du tout à ce monsieur, ni chercher dans les papiers de ton père ni de lui confier aucun document. Elle lui a beaucoup parlé de la défense de Rouen et du Havre. M. Laforge voudrait, je crois, que ta mère note tous ses souvenirs de cette époque-là pour les lui confier mais cette demande n’a pas l’air de sourire à ta mère et je ne crois pas qu’elle s’en occupe à présent ou tout au moins elle ne m’en a jamais reparlé.

– Les yeux du petit Jacques vont bien et sont presque guéris. Ce qui est curieux c’est que le mieux ait commencé le jour où ni médecins ni oculistes ne s’en sont plus occupés. L’oculiste prétend, lui, que c’est le traitement qu’il faisait depuis 1 mois à l’enfant qui, en cessant brusquement, a agi plus rapidement, peut-être aussi la dentition y est-elle pour quelque chose puisque la guérison a coïncidé avec la sortie de la 1ère dent. tout le monde va bien. Bernadette se fortifie enfin mais il lui faut toujours beaucoup de ménagements, ni secousses, ni fatigues, etc. Tes parents n’en parlent jamais et moi non plus parce que ça ne me regarde pas mais je vois comme on la dorlote, comme on évite tout ce qui pourrait lui faire du mal.

Jeudi 9

C’est très bien d’aller à la messe quand tu le peux mon chéri mais tu as l’air de me dire ça comme si je t’avais jamais reproché de la manquer !.. Je sais très bien qu’il existe quelquefois des devoirs de famille ou de société plus impérieux que celui d’aller à la messe..

– Pour les épreuves des photos demandées par M. Jayet de Gercourt, je ne peux pas les tirer pour le moment, n’ayant ici ni les clichés, ni ce qu’il me faut. Lorsque je serai chez Maman, je pourrai alors, si j’ai le temps, me servir des bibelots de Lucie :Châssis, plaque, etc. et je lui enverrai peut-être 3 ou 4 photographies sous enveloppe avec une simple carte de toi.

– Daniel m’a donné la recette que voici pour empêcher la gélatine de se décoller de la plaque de verre :

10% d’aldéhyde formique,

Tremper 5 minutes et développer

(10 gr de formol ou aldéhyde formique pour 90 gr d’eau)

– Je sui contente que les photos du petit t’aient fait plaisir mais je voudrais que tu me dises qu’elle est la pose ou bien l’endroit où elles ont été faites. Comme je t’en envoie souvent je les confonds et ne me souviens plus de celles dont tu veux me parler. C’est assommant d’être si loin de toit. Je suis sûre que j’oublie de te dire un quantité de choses et bien involontairement je t’assure.

– Dis-donc mon chéri, j’ai un péché à t’avouer : j’ai fouillé dans tes bouquins de médecine ! Vas-tu me pardonner ? Je crois que ça n’a pas grand inconvénient car je ne me suis découvert aucune maladie et que tout ce que j’y ai lu, je le savais par toi.

– Merci d’avoir écrit à Maman, tu es gentil et tu lui as fait plaisir car elle me l’a écrit tout de suite car tu sans bien que quand je suis loin de Paris avec toi, j’écris souvent à ta mère, quoique tu te charges de lui donner continuellement de nos nouvelles eh bien ! je ne t’en demande pas tant mais seulement quelques lignes de temps en temps, soit à Papa, soit à Maman, quand ton service ne t’absorbera pas trop. Il me semble que Paul t’a écrit voilà déjà quelques temps, as-tu répondu.

– Puisque tu y tiens, je prendrai un jour de réception l’hiver prochain mais il va falloir que je m’achète des sièges, etc. Je te tiendrai au courant de nos achats.

Vendredi 10 juin – 11 h du matin

Ton fils est délicieux mon chéri : hier soir quand je l’ai remonté pour le coucher, je me suis assise pour jouer avec lui et je le voyais qui riait, qui s’agitait qui tendait les bras du côté de la commode, c’était à ta photographie qu’il faisait toutes ces amitiés là… n’est-ce pas gentil, adorable ? Et c’est continuel, une autre fois, il te dit Bonjour avec la main. Comme tu seras heureux quand tu reviendras ! Je ne veux pas trop te parler de Robert pour que tu n’aies pas de désillusion quand tu le verra ;s si tu allais le trouver laid et bête ! Cela m’étonnerait tout de même un peu, car quand bien même ce serait vrai, tu l’aimerais parce qu’il est et restera toujours ton fils. Ton fils…Tu ne trouves pas que c’est drôle de dire mon fils ! Il me semble que je me trompe par moments que ce n’est pas possible.

– L’adresse de mes parents à Meudon est 52 chemin de la Station. Tu pourras donc m’y adresser tes lettres désormais jusqu’au mois d’octobre car je ne voudrais rentrer à Paris que le plus tard possible, en novembre ou décembre, cela dépendra du temps et de bien des choses.

– Laisse-moi te demander quelque chose que je voudrais savoir et que je ne peux apprendre que par toi et encore… si tu le sais. Est-ce vrai qu’il y a eu des histoires entre tes beaux-frères et ta mère au moment de Pâques dernier, parce que G. F et les Lach. se sont aperçus que ta maman payait le collège de Jacques et aussi parce qu’elle m’a donné sa chambre, à toi est à moi ? 

Je t’avoue que cela m’ennuie beaucoup d’être la cause du moindre trouble familial, que cela me met dans une fausse position vis-à-vis de tes sœurs car il n’est pas juste que ta mère se gêne plus pour moi que pour elles puisque je ne reste que peu de temps à Wissous ; Surtout quand tu n’es pas là, il est plus naturel que j’aille dans ma famille. Tout le monde doit comprendre ça, ta mère elle-même m’a dit qu’elle n’avait jamais quitté, ou son mari ou sa mère ; quand ton père était absent, ta grand-mère habitait avec vous ; tes sœurs aussi passent 5 ou 6 mois d’été chez leur mère contre 1 mois dans leur belle famille. Et c’est tout naturel. Je ne demande qu’une chose, c’est la paix, la tranquillité et la bonne entente mais c’est bien difficile à obtenir.

Voilà ta mère qui veut s’en aller demain à Dieppe pour 3 jours, elle me plante là pensant bien cependant que c’est pour elle que j’amène Robert ici. Pardonne-moi de te dire tout ça mais tu me manques tellement, à qui veux-tu que je le dise si ce n’est pas toi ?

Écris-moi beaucoup beaucoup, tu me fais plaisir et tu me donnes un courage que je n’aurais pas sans tes lettres. Je t’aime, tu me rends heureuse, merci mais c’est long de vivre sans toi !

Je t’embrasse de tout cœur. Garde pour toi tout seul bien entendu, tous ce que je te dis, déchire même mes lettres, je crois que ça vaudra mieux.

Un baiser de ton fils est une infinité de ta souris

29e Dimanche 12 juin 1898 – 5 h – Wissous

Mon mari bien aimé,

Je viens de conduire ton fils à la procession, il a été béni… Tout le monde l’admire, le trouve joli, les uns trouvent qu’il te ressemble, les autres que c’est tout mon portrait. Bref, qu’il tienne de son papa ou de sa maman, il est très gai et bien portant, c’est le principal.

– Ta mère est partie vendredi soir pour Dieppe, une idée subite comme ça, nous plantant là, Georges, Fernande et moi avec les Luneaux à recevoir à dîner hier soir : heureusement Henri et Marie sont arrivés à la rescousse, ce qui m’a permis de rester dans une chambre avec ton fils une grande partie de la soirée. Ta mère reviendra mardi j’espère car si elle tardait davantage je m’en irais à Meudon : Je suis ici pour elle et rien que pour elle ; si elle s’en va, moi je m’en vais aussi. Je l’aurais déjà fait hier si j’avais pu mais mes parents ne sont pas encore installés et de plus je suis éreintée : mon côté me fait mal. Je me déciderai peut-être enfin à aller voir Patacki et ce qui me décidera c’est que j’ai reçu hier une lettre de Me Garnier me donnant un triste exemple : la pauvre femme est chez ses parents à Bordeaux, loin de son mari, étendue pour des mois, malade d’une inflammation dont elle souffrait depuis longtemps déjà. Elle est désolée, me supplie de lui écrire, ce que j’ai fait tout de suite, et me dit que son mari tentera l’examen des Hautes Études au mois de septembre, et s’il réussit, qu’elle viendra directement de Bordeaux à Paris sans retourner à Toulon.

Je serais très heureuse de la retrouver et de continuer nos bonnes relations de l’an passé ; si tu étais là, au lieu de 4 que nous étions l’année dernière nous serions 6 à présent avec nos poupons. Elle me dit que sa fille est délicieuse, qu’elle ressemble beaucoup à son papa. Si elle a ses yeux bleus elle ne doit pas être mal en effet.
Mardi 14

J’ai eu ce matin une douce surprise : ta 13e lettre, courte mais si bonne, si affectueuse, venant rompre la quinzaine pendant laquelle je ne devais pas avoir de tes nouvelles. Merci de m’aimer, merci de m’écrire ;

– Il fait un froid, du vent, etc. c’est un vilain temps : nous attendons ta maman tout à l’heure de retour de Dieppe ; Berthe est partie ce matin avec ses 3 enfants pour Paris et de là au bord de la mer car son petit Bernard ne va pas du tout, il a la fièvre constamment depuis 15 jours. Les pauvres petits font peine à voir ; si j’avais un fils comme ça je ne vivrais pas, surtout que ces pauvres enfants ne peuvent pas être soignés comme ils devraient l’être. Berthe est tuée, éreintée, elle croit être enceinte et ne peut pas se tenir ; elle a une seule bonne de 17 ans que les enfants ne connaissent pas, qui ne comprend pas le français car elle est allemande, et ta pauvre sœur part dans ces conditions, seule à l’hôtel : je me demande par moments si son mari voit bien les choses comme elles sont. Il faut croire que non car il n’aurait vraiment pas de cœur de mettre encore sa femme dans cet état là… Tu dis (et les honnêtes gens disent) qu’il faut avoir beaucoup d’enfants ; c’est très joli mais est-ce vraiment chrétien ? Et est-ce rendre service à la France que de lui donner des enfants malades, qui ne pourront pas être élevés comme ils devraient l’être suivant leur position ? Berthe me parlait l’autre jour très intimement et elle est effrayée de l’avenir si ses enfants n’ont pas de santé, qu’est-ce qu’elle en fera ? Je laisse ce sujet parce que ça ne me regarde pas, je ne peux que plaindre et encourager ta sœur, car pour elle tout est compliqué aussi bien physiquement que moralement, que pécuniairement, etc.
Mercredi 15
Ta mère est revenue hier soir et est repartie ce matin pour Paris près de Berthe qui ne se tient plus debout. Le docteur défend d’emmener Bernard pour l’instant, il ne serait pas en état de faire le voyage mais il a conseillé de le conduire dans l’ouest (océan) dès qu’ils serait mieux. Ta maman parle d’accompagner Berthe pour lui éviter un peu de fatigue.

J’ai passé toute une journée à coudre. Je me fais un corsage d’été car je n’ai plus rien de propre à me mettre sur le dos que mon petit corsage jaune que j’ai mis au mois de janvier devant toi. Ton pauvre fils a été délaissé et je ne l’ai pas eu 5 minutes sur les bras. Même ce matin pendant que Nounou faisait le ménage, il pleurait pour s’endormir. Moi je n’avais pas le temps de le bercer aussi lui ai-je donné ta photographie dans ses bras ; tu as le don de le calmer ; il s’est endormi tout seul avec son papa près de lui. Tu ne croiras peut-être pas tout ce que je te dis là, c’est cependant authentique, de même qu’il t’envoie des baisers, fait bravo avec ses deux mains. Du reste tu le verras bien sur la grande photo que Daniel a faite, ton fils est en train de faire les marionnettes. C’est un grand garçon maintenant, il est en chemise de nuit et n’a plus ses mains attachées : Il cherche beaucoup moins à se gratter, je me contente de coulisser le bas de ses manches pour qu’il ne puisse pas passer ses mains, mais il est plus malin que moi et l’autre nuit il avait passé un seul doigt par le petit trou de la coulisse et monsieur s’arrachait la poitrine car sa pauvre petite poitrine est encore malade comme tu l’as vu en janvier, ce qui me fait croire que les vaporisations d’eau boriquée sont excellentes sur le visage puisque là où j’en fais, le mieux se produit.

Jeudi 16 – 11 h du matin

Décidément ici je me couche trop tard et le matin, en me levant à 7 h, je suis éreintée. Souvent à 11 h 30, je suis encore en bas à travailler, ce qui ne me fait endormir qu’à minuit passé. Henri et Marie se fichent du qu’en-dira-t-on et montent toujours vers 9 h 1/2 ou 10 h, laissant dire ta mère et les autres qui se moque d’eux. Ils ont joliment raison et si tu étais là, j’en ferai autant mais seule, je dors mal et m’ennuie au lit, de sorte que je n’ai pas le courage de rester plus de 7 h dans mon lit quoique 2 h de plus me seraient nécessaires pour mon côté et mes reins.

– C’est samedi le mariage de M. Jousset avec MlleGhesquière-Diérickx. Je n’irai pas parce que ça m’ennuie de quitter ton fils une journée entière et que je ne connais ni M. Jousset ni son fils. Si tu pouvais y aller avec moi ce serait tout différent. Tu ferais peut-être bien de lui envoyer une carte avec un mot si tu es très lié avec lui.

9 h du soir

Tu me demandes dans ta dernière lettre pourquoi je n’ai pas eu la petite Mainaine chez moi pendant le déménagement de ses parents ? Mais je te répondrai qu’il était d’abord plus naturel que les enfants aillent chez leurs grands-parents, et qu’ensuite je croyais te déplaire. Quand tu es là, ça n’a pas l’air de te plaire que mes parents ou mes sœurs viennent me voir, j’ai donc pensé que ça t’ennuierait que je m’occupe de cette enfant pendant quelques jours. Je sais bien que tes sœurs entre elles se rendent tous ces services-là et tu le trouves parfait chez elle mais aussi leurs maris ont plus de patience que toi pour supporter la famille de la femme qui passe partout la première. Tu vas croire que je te dis là quelque chose de directement désagréable, mais non, mon mari chéri, je ne t’en fais pas un reproche et voudrais pouvoir te dire cela en t’embrassant. Je constate seulement ce qui est et tu dois reconnaître que c’est vrai ; je t’aime comme tu es, avec tes impatiences, avec tes partis-pris et j’ai confiance que tout s’arrangera avec du temps, à mesure que nous nous connaîtrons davantage et que tu considéreras mes parents comme un peu les tiens. Mais pour toutes ces petites choses-là, tu ne peux pas imaginer comme tu me manques ; l’année dernière, ainsi tu me servais de tiers entre ta maman et moi ; au contraire cette année la vie est difficile ici ; figure-toi que ta mère a été demander à Mlle Faivre si elle savait combien de temps je devais rester à Wissou ! Enfin, c’est inimaginable, pourquoi ne pas me le demander simplement à moi ? Ai-je donc l’air si terrible ? Ça me fait de la peine de voir que ta maman n’a pas plus de confiance et de liberté avec la femme de son fils.

Oh non ! combien tu me manques… C’est atroce vois-tu, jamais, jamais je n’ai eu tant besoin de toi qu’en ce moment. Je descends prendre l’air, un beccot.

Vendredi matin 17

Mon chéri, Je t’envoie une petite photo de ton fils sur les genoux de sa maman, avec ses cousines Germaine et Suzanne. Je trouve cette photo charmante comme groupe, comme pose, plutôt que très ressemblante. Tu recevras la semaine prochaine de grandes photos toujours faites par Daniel où ton fils est impayable, à croquer, il a un air farceur ! Tu dois commencer à avoir une certaine collection des têtes de ton fils et de ta femme. Garde-les car ce sera amusant de les revoir ensemble plus tard.

Je t’aime mon Charles chéri, je trouve le temps abominablement long. C’est effrayant à penser… J’aime mieux te laisser, abandonner cette courte lettre car je n’en puis plus, je me reproche d’être aussi peu courageuse mais je ne peux pas faire autrement. 

Un baiser de ton fils

Geneviève

Ne te tourmente pas de moi, ne te mets pas la mort dans l’âme ; C’est un petit moment à passer, quand mon côté ira mieux, mon moral ira mieux aussi. Je t’aime…

30e Wissous, dimanche 19 juin 1898

Mon mari bien aimé,

J’ai peur de m’être trompée en numérotant mes 2 dernières lettres comme 28e, et je reprends aujourd’hui l’ordre. J’en suis à 30. Peu importe, tu en auras deux 28 ou bien une 28 et une 29 comme ça devait être.

Ce matin, j’ai eu une dépêche du ministère datant du 17 juin m’annonçant votre arrivée en Baie d’Along et je n’y comprends rien, car n’ayant rien reçu de Monsieur Boistel depuis le 12 mai (votre départ de Saïgon), il me semble fabuleux que vous ayez mis 5 semaines au lieu de 5 jours pour aller de Saïgon au Tonkin. 

A 1 h 1/2, ta maman a reçu une lettre de toi qu’elle nous a lue tout haut, ce qui me fait espérer en avoir une aussi demain matin. Quelle joie !

Ton fils va bien, il est un peu enrhumé, ce n’est pas étonnant car moi j’ai un rhume perpétuel depuis un mois et je le lui passe. J’éternue encore bien plus que l’année dernière, ce qui n’est pas peu dire ! Te rappelles-tu dans le wagon en revenant de Toulon ?

Lundi 20 – 7 h du soir

Mon chéri aimé, 

Ta maman vient de partir à 5 h 06 pour St Palais avec Berthe et ses enfants, et moi je quitte Wissous demain pour aller chez mes parents ; Marie et Fernande restent seules ici avec leurs maris leurs enfants et je n’ai pas besoin de rester en tiers dans leurs ménages, ma famille me réclame ailleurs. N’agirais-tu pas ainsi à ma place ?

Je crois que je ferais bien de revenir passer quelques jours ici dans le courant de l’été, à l’automne par exemple, quand ta mère y sera mais comme j’ai le temps d’ici là, tu pourras me répondre à temps et je serai heureuse d’avoir ton avis car tu seras toujours l’écho de ta mère en ces questions-là.

Henri Lachelier m’a donné à lire une lettre de toi qu’il a reçue ce matin en même temps que j’avais ma 14e. C’est vraiment un bon garçon, qui est loin d’être aussi égoïste et déplaisant que son frère.

Ta lettre de ce matin m’a paru bonne, exquise, car les 4 pages reçues il y a 8 jours, m’a laissé un vide dans le cœur mais tu es bien, je t’aime et je me sens réconfortée.

Meudon – 23 juin 1898

Ne m’en veut pas mon bien aimé chéri si depuis 3 jours je ne suis pas venue te dire un seul petit mot. J’ai quitté W mardi et ce jour -à j’ai eu trop à faire ; décidément il n’est pas facile de communiquer hors de Paris. Nous avons mis 4 heures pour nous transporter de Wissous ici, Robert, Nounou, moi, et 140 kilos de bagages. C’est fabuleux ! Mais si c’est long ce n’est pas cher, j’en ai eu pour 7 fr 20 en tout. Il faisait une chaleur désagréable ; enfin c’était complet.

Ici, je suis grandement installée, j’ai une énorme chambre qui me permet d’avoir ton fils à côté de moi puis une petite chambre où couche Nounou, et des WC pour moi toute seule. Si tu étais ici ! Je suis navrée, plus triste encore qu’à Wissous je crois parce que je souffre d’être dans ma famille sans toi. Tu n’as jamais vécu avec mes frère et sœurs depuis notre mariage on ne te connaît pas. Mon Dieu que c’est dur ! J’ai beau m’efforcer de penser que je devrais être heureuse comme étant jeune fille au milieu de mes parents mais je ne le peux pas c’est impossible,tu reviens toujours dans ma tête avec ton amour, tes bontés, tes gentillesses. Laissons, je vais te parler banalités, ça vaudra mieux.

Je vais te raconter un peu l’installation d’ici pour que tu puisses me suivre par la pensée autant qu’il te sera possible si cela te fait plaisir.

Le chemin de la Station est celui qui suit le chemin de fer du côté gauche de la voix en allant de la station de Bellevue à la station de Meudon et comme la maison est au milieu du jardin, elle est assez loin pour qu’on ne soit pas gênés par le bruit des trains. Il y a beaucoup de vue, surtout du second étage, par conséquent beaucoup d’air. Nous sommes loin de la Seine, à un 1/4 d’heure au moins et nous la dominons de haut. La maison est très grande. Au rez-de- chaussée il y a un billard et une salle à manger où on pourrait faire de la bicyclette, un petit salon et une salle de bain. Puis au premier Papa et Maman ont 2 chambres, Grand-père une, et moi 2. Et au second est le reste de la famille. Par curiosité je viens de mesurer ma chambre 7 m 60 par 6 m 10 ; comme nous serions bien si nous étions tous les 2 ensemble ! Toi qui aime la place et l’air ! Quelle opposition avec ta petite chambre de bord où tu es enfermé maintenant avec 30° de chaleur.

– Marguerite m’a dit que tu lui avais écrit, je t’aime, tu es gentil mais grand étourdi, tu ne mets comme adresse que le nom de la rue sans Paris ni France, alors la lettre s’est promenée je ne sais où et a dû arriver avec du retard. C’est tout à fait inutile de mettre 111 rue de Grenelle, 8 Cité Martignac suffit bien.

– Je te laisse chéri, car il faut que j’aille à Paris faire des courses, à ce soir.
10 h du soir

Georges est rentré dîner en me disant qu’un journal du soir annonçait le départ du « Vauban » pour Manille. Est-ce vrai ? Je ne le souhaite pas car peut-être serions-nous privés de nouvelles s’il y a un blocus comme à Cuba. Dieu nous préserve de ce nouveau chagrin ! Je ne le croirai que quand j’en serai sûre et pourtant j’ai le pressentiment que rien ne marchera comme nous l’avons espéré jusqu’ici. Je suis trop triste, trop à bas depuis 2 mois pour qu’il ne nous arrive pas quelque chose de fâcheux. Pourvu que tu ne sois pas malade ! Oh que j’ai envie de m’en aller te retrouver. Si je pouvais te voir 5 minutes seulement en bonne santé, et content mais ce serait mon bonheur.,Je resterais dans un hôtel, n’importe où, n’importe comment pourvu que je sois un peu plus près de toi. Oh ! j’en meure d’envie, sais-tu ?

– Je me reproche de t’écrire si peu longuement ; ce n’est cependant pas gay pour toi de me lire car je t’encourage bien peu ces temps-ci. Ça passera et je me remettrai à te dire tout ce que je fais, ce que je vois, ce que l’on me dit, etc.

Bonsoir, je monte au lit ; un beccot.
Vendredi 24
Aujourd’hui ton fils a 10 mois. Il n’a plus de gourme du tout et il a un teint hâlé, frais et rose qui fait mon bonheur.

– Je t’envoie la revue « Pensa » du 15 juin et tu trouveras à l’intérieur de cette revue 2 grandes photographies faites par Daniel. Le cliché d’une à été cassé parce que la photo n’est pas bonne ; c’est malheureux car à mon avis c’est la plus ressemblante pour Robert. Tu pourras juger de son air gamin et moqueur. Hier, je me suis fâchée parce que les petits Guilhem lui apprennent à tirer la langue et moi je ne veux pas de ça. Il fait déjà bien assez de singeries et de grimaces. Tous les matins en se réveillant, il regarde ta photo sur la cheminée puis il bat des mains, il te dit bonjour très distinctement « Mon Peupa » enfin il fait une comédie tout le temps que je fais ma toilette pour que je lui donne ton portrait.

Depuis 2 nuits que je l’ai avec moi, il avait repris l’habitude de téter mais la nuit dernière, il n’a pas bronché jusqu’à 6 h 1/2 ce matin, depuis son biberon hier soir à 7 h, c’est bien.

Je suis très inquiète de savoir comment tu trouveras ton fils à ton retour, si je l’élevais mal ! Si tu le trouvais bête ou laid ! Je ne sais quand je les sèvrerai : en septembre ou octobre probablement. Ses dents sont toujours au même point, depuis 2 mois il en a 4 en haut et 2 en bas (les deux 1ères). Les deux canines d’en bas ne sont pas avancées du tout et je crois qu’il percera d’abord les 1ères grosses molaires car elles sont très enflammées ; quant aux œillères, c’est ce qui vient en dernier, nous avons le temps mais c’est aussi celles que je redoute le plus car elles rendent généralement les enfants assez malades.

J’ai fait un peu de musique, pas énormément car tu me manques pour cela comme pour tout. En revanche je joue beaucoup au billard avec Grand-père, il aime beaucoup ça et joue très bien ; c’est vraiment étonnant à 90 ans de pouvoir rester ainsi 2 fois par jour une heure de suite debout à tourner autour d’un billard.

– On me charge de t’embrasser, ton fils t’envoie un gros baiser et moi je t’aime de tout mon cœur. Je t’écrirai plus longuement la prochaine fois, je te le promets, je t’adore 

Geneviève

31e Dimanche 26 juin 1898

Mon Charles bien-aimé,

Hier, 25, anniversaire de la mort de ton père. J’ai beaucoup pensé à toi. Je suis allée à la messe prier pour toi et à ta place car très probablement, tu n’auras pas eu le loisir d’y aller. J’ai écrit à ta mère aussi. J’avais demandé à une de tes sœurs de me donner des nouvelles lorsqu’elles en auraient mais jusqu’ici je n’ai rien reçu depuis bientôt 8 jours et je voudrais bien savoir comment s’est passé le voyage de Berthe et de ses enfants. Je les voyais si fatigués que j’en avais de la peine pour eux.

Je viens d’écrire à M. Grignon le notaire pour lui demander de bien vouloir m’adresser le plus tôt possible une expédition de la procuration que tu m’as laissée car il est nécessaire que j’envoie celle que j’ai chez moi, à Lyon pour toucher les tramways de Brest. M. Durand la gardera chez lui probablement pour les autres trimestres et m’enverra dès à présent le certificat définitif de nos 40 actions et un chèque de 266 fr 66 cts, montant de l’intérêt du trimestre janvier-avril.

M. Durand a écrit hier à Papa, lui expliquant cela et lui envoyant son chèque et son certificat. Les tramways fonctionnent depuis le 12 juin et l’exploitation paraît s’annoncer si belle qu’on paiera encore en octobre. Me voilà donc tranquille sur les 200 fr que Papa m’avait avancés au trimestre dernier puisqu’il me redevra encore 66 Fr 65.

Sur ma demande Papa est allé hier au ministère voir M. Boistel qui lui a démenti votre départ pour les Philippines. Quel poids de moins sur mon cœur ! car rester des semaines sans nouvelles de toi mon mari adoré, j’en aurai été malade, tes lettres étant ma joie, ma vie pour l’instant. Mon pauvre Papa ! je le fais marcher, je lui donne un tas de commissions que ça m’ennuie de faire moi-même. Et il en paraît enchanté ! Comme quoi, les filles font toujours ce qu’elles veulent de leur père. Toi qui dis que tu ne regardera pas seulement ta fille, je t’attend quand elle sera là : elle te fera passer par un trou de souris, beaucoup plus que moi.

Mardi soir 28 juin – 10 h 1/2

J’ai reçu tes 15e et 17e lettres hier soir pendant le dîner. J’ai passé une soirée à les lire et relire, c’est pourquoi je ne t’ai pas écrit. Aujourd’hui, j’ai cousu toute la journée à une robe de chambre que je me fabrique et ce n’est que ce soir que je viens t’embrasser et te dire que je t’aime de tout cœur.

– Je voulais aller aujourd’hui à Chatou au cimetière mais la pluie qui tombe depuis 2 jours sans discontinuer m’en a empêchée. Quel sale temps nous avons depuis 2 mois ! C’est désespérant un été pareil. Robert heureusement n’en souffre pas, je le change de chambre souvent, toujours la fenêtre ouverte car ce n’est pas humide autour de la maison et je le sors un peu dans la voiture, bien couvert il est à l’abri et il ne craint rien. Il souffre beaucoup des dents : voilà plusieurs soirs qu’il refuse de prendre son biberon, il a un peu la diarrhée, enfin ça ne peut pas être autrement ; tous les enfants en sont là. Bien heureux quand ils ne sont pas plus malades !

– J’ai reçu aujourd’hui un petit mot de Fernande qui me donne l’adresse de ta mère à Saint Palais ; le petit Bernard va mieux. J’en suis bien heureuse pour Berthe.

– Comme je te le dis plus haut, j’ai reçu hier tes 15e et 17e lettres ensemble par courrier anglais, et datées l’une du 19 au 21 mai, l’autre du 21 mai au 26. Il me manquerait donc la 16e à moins que tu ne te sois trompé et que tu aies sauté un numéro. Je verrai bien par la suite. Quoi qu’il en soit, merci mon chéri de m’écrire souvent et longuement car je ne suis jamais plus d’une semaine sans nouvelles.

Mercredi 9 h du soir

Interrompu hier soir par Robert qui pleurait, je réponds à présent à tes lettres 15 et 17

– Tu me demandes quel est le papier que j’ai été signer pour toi chez le notaire ? Voilà ce qui s’est passé : Ta maman en venant un jour chez moi, me demande de vouloir bien passer chez le notaire signer comme quoi elle a bien reçu les 200 Fr. de rente qu’elle l’avait prié de vendre. Je ne lui ai pas demandé d’explications. J’ai donc été chez le notaire qui m’a dit la même chose. Puis 15 jours après, j’ai su par Saint-Martin que ta maman avait chargé de lui acheter des obligations du chemin de fer de l’Est. Est-ce en échange de ses 30 vendues ?

– Au contraire, j’ai su indirectement par Marguerite Ferhenbach que ta mère étant à cours d’argent au moment de Pâques pour payer le collège de Jacques Bigourdan, elle avait été obligée de vendre une rente et que c’est là qu’ont éclaté les histoires entre tes beaux-frères : Georges Ferhenbach et le deux Lachelier auraient traité Guillaume de juifs, etc. Bien entendu, je te dis tout cela sous le sceau du secret en te demandant de n’en souffler mot à personne. Je ne t’en aurais même pas parlé si tu ne me le demandais pas dans ta dernière lettre. Tu me dis que je devrais demander des explications à Guillaume, je le ferais bien certainement en d’autres circonstances mais là, il me semble que ce n’était pas le cas. Je suis bien persuadée que tes sœurs ont des avantages sur toi et par conséquent sur moi, que ta mère leur donne beaucoup, soit en argent, soit en nature mais je trouve cela si naturel, puisque maman en fait autant pour moi, que c’est la 1ère fois que j’y pense sérieusement. Et à ce propos, je voudrais que cette idée te rende moins scrupuleux lorsque mes parents nous donnent quelque chose. Aime-les bien, c’est le plus grand remerciement. Quant à moi, j’aime beaucoup ta maman et j’aurais été heureuse de connaître ton père. Tout le bien qu’on me dit de lui me le fait aimer sans l’avoir jamais connu. Je suis reçu à Wissous aussi bien que possible et je t’en ai une reconnaissance infinie car c’est toi qui a su m’y faire aimer mais je n’ai pas la prétention de passer au même rang que tes sœurs, ni même que tes beaux-frères qui vivent chez la mère de leurs femmes une grande partie de l’année. Je le sens dans une quantité de petits riens.

– Merci de la lettre de Marie que tu m’envoies. On parle déjà depuis quelques temps du bébé à venir ; j’ai dû te l’écrire ; ta sœur a l’air de bien aimer ton fils et en cela elle est très Mouchez, c’est-à-dire que tout ce qui n’est pas Mouchez n’est rien pour elle, même son mari passe bien après sa mère, toi et tes sœurs, elle le fait sentir. Cela m’étonne car pour moi, le mari doit être tout, qu’il s’appelle comme il voudra, qu’ils soit bon ou mauvais, intelligent ou bête, du moment qu’on l’a choisi pour compagnon des jours de joie et de peine, on doit suivre le précepte où il est dit en toutes lettres : « L’homme quittera son père et sa mère et s’attachera à son épouse ». Et je ne crois pas me tromper en agissant ainsi.

– Pour mes reins et mon côté, cela va et vient ce qui prouve qu’il n’y a rien de sérieux. Ta mère et Maman ont été comme cela après la naissance de ? Enfin, ce qui ne les a pas empêchées d’en avoir d’autres après et de se bien porter.

Il n’a rien été décidé ni convenu entre M. Laforge et ta mère. Il est resté environ une heure dont la première moitié s’est passée à parler du siège de Rouen et du Havre. Là, ta mère a parlé tout le temps et ensuite nous avons regardé la vie de McMahon dont il avait apporté les 2 premiers volumes. Il a demandé à sa mère de lui prêter des documents, mais elle n’a rien promis

– Je descends un instant avant de me coucher, à demain, je t’aime

Jeudi soir 30 juin

Que tu as de la chance d’être dans la Baie d’Halong qu’on dit si belle. En relisant tes lettres tu me fais faire des péchés d’envie, non seulement d’être auprès de toi, mais aussi de visiter ces pays si tentants.

Hier c’était la fête de Grand-père, ton fils lui a donné une belle rose rouge de la part de son papa et de sa maman et s’est fait embrasser pour les deux. Grand-père m’a donné 100 Fr. Comme c’est curieux ! l’année dernière tu allais seule de Wissous à Bellevue la lui souhaiter et cette année je suis seule avec ton fils. Pourquoi me manques-tu tant ? C’est triste tout de même.

Ton Robert est gentil gentil, il connaît tout son monde à présent. Il rit toujours, tend les bras à qui veut le prendre. De plus il devient joli comme un cœur, il n’a pas eu une rougeur sur la figure depuis 15 jours et a un petit teint rosé. Enfin c’est tout ton portrait et il fait mon bonheur. Si je pouvais seulement te l’envoyer 2 jours que tu puisses en jouir, cela me ravirait !