Bobillette

Geneviève à Charles 2

Par Ariane Chalant

Publié le 6 mai 2025

Dimanche 13 février 1898 9 heures

Un mot, chéri, bonsoir, je tombe de fatigue et de sommeil.

Geneviève

Lundi 14 février 98 5 h du soir

C’est seulement maintenant mon chéri que je peux trouver une minute pour venir causer avec toi. Il est temps car je devrai porter cette lettre à la poste avant 6 h. J’ai ton fils sur mes genoux aussi excuse mon écriture et même peut-être l’incohérence de ma lettre. Depuis ce matin, j’ai baigné ton fils et fais ce que je faisais tous les matins quand tu étais là puis, je suis sortie à 10 h ½ pour faire quelques courses et me confesser. Je ne suis rentrée qu’à midi 30 pour déjeuner. J’ai reçu ta lettre (ce qui me prend toujours une ½ heure) j’ai ensuite expédié ton fils et sa bonne dehors car il faisait un temps superbe puis je me suis occupée un peu de mon ménage que j’avais négligé depuis 8 jours. J’ai reçu la visite de Mme Guyon et j’ai ton fils sur les bras depuis ce temps là. Nounou lave.

C’est convenu, je partirai demain soir mardi, je resterai à Toulon mercredi et jeudi et je reprendrai le train pour Paris à 6 h 53. Je retrouverai Papa à Marseille. Il a eu un billet à ½ place et se fait une fête d’aller revoir cette bonne ville, c’est un vieux souvenir pour lui.

J’ai reçu un mot de M. Martin pour le casier. Il n’a pas pu trouver et me conseille d’en acheter un neuf chez Alley. Je vais lui envoyer un petit bleu disant que je pars demain et que j’emporterai le fusil au lieu qu’il l’envoie par petite vitesse.
Ta lettre d’aujourd’hui me confirme que M. B. ne sait rien de ce qui se passe : il voulait me soutenir que le « Vauban » partirait jeudi. Il n’en sait rien.

Si vous restez longtemps dans la baie d’Along et que tu aies occasion d’aller jusqu’à Hanoï en permission, n’oublie pas d’aller voir les Tamin. Lucette est très gentille et sera contente de te voir, tu lui diras bien des choses de ma part.

Je viens de donner ton fils à Nounou car il m’était absolument impossible de continuer à t’écrire avec lui. Quel assommant personnage !

Je ne pense pas du tout faire venir le petit à Toulon. Je te disais que si tu ne partais pas tout de suite et si la gourme disparaissait presque, on pourrait peut-être l’emmener mais avec bien des si on ferait tenir Paris dans une bouteille.

Je me vois obligée de te laisser mon chéri. Ne m’en veux pas je t’en conjure mais je suis interrompue à chaque instant c’est désespérant. Je t’aime, mari type de la perfection et je voudrais te ressembler seulement un tout petit peu.
Mille baisers, à mercredi matin 10 h 40 à la gare. Je prendrai le train de 8 h 25 sûrement.

Geneviève

Dimanche 20 février 1898

Mon mari chéri, nous avons été déjeuné rue de l’Université et Thérèse m’y a apporté ta lettre. J’ai été à la messe de 11 h que j’ai manquée et ensuite à celle de 1 h puis je t’ai envoyé ta dépêche et suis allée en voiture jusqu’à l’entrée du Bois de Boulogne et me voici.. je ne sais si tu auras cette lettre avant ton départ ou si elle ne t’arrivera qu’à Port Saïd. En tous cas, tu auras toujours la dépêche qui te donnera des nouvelles fraîches.

Je regrette que tu n’aies pas su que Mme de Beaumont était à Toulon car il aurait peut-être été poli de lui faire une visite. Je ne sais ce qu’il y a dans le ménage mais si c’est du froid je souhaite que cela ne nous arrive jamais, du reste il me semble que ce serait impossible d’après nos caractères qui s’entendent si bien et notre 1e année de mariage qui a été si douce.

Tu me parles de ta vivacité d’avant hier… Je n’ai pas à m’en plaindre car tu n’as jamais agi de la sorte envers moi mais je voudrais te voir un peu moins raide quand tu commandes à un inférieur. Ça me fait de la peine pour ces pauvres matelots qui écopent toute la mauvaise humeur. Pense un peu que ce sont des hommes comme toi, séparés peut-être de leur femme, de leurs enfants et que cela ne te ferait pas plaisir si on te parlait durement.
Quand je pense à ton départ de demain, je me sens défaillir. Vois-tu mon Charles bien aimé, songe un peu que tu es tout pour moi, qu’il n’y a probablement pas une autre personne au monde pour laquelle tu sois tout puisque je suis ta femme et que tu n’en as qu’une femme jusqu’à présent. Enfin, j’espère que Dieu me donnera force physique et courage car c’est bien dur de rester toute seule après avoir su pendant un an ce que c’était qu’un mariage heureux.

Ton fils va bien. Il sort tous les jours, aime toujours beaucoup ses bains et continue à être très gai. J’espère que ses dents ne le feront pas trop souffrir et que sa gourme passera dans 6 ou 8 mois au plus. Quand tu reviendras il sera joli et tu seras fier de ton fils.

J’ai reçu de nouvelles invitations pour l’Élysée. Papa voudrait que j’y aille avec lui et Maman mais je ne m’en soucie pas. Je dois aller mardi en matinée avec Paul et Marguerite à l’Odéon voir l’Arlésienne. C’est très triste paraît-il. Je ne connais pas du tout la pièce et suis désireuse de savoir ce que c’est. Que les jours gras me paraissent tristes cette année, mon Dieu ! l’année dernière j’avais mal au cœur mais je préfèrerais de beaucoup avoir encore beaucoup plus mal au cœur si je pouvais être avec toi.

J’ai toutes les brochures de M. M. et j’étudie ce que ça me coûterait d’aller à Nagasaki. 2.000 francs billet d’aller et retour, valable 9 mois, oh, si je pouvais y aller ! Vois-tu mon mal de tête passerait illico et je reviendrais gaie. Tant que j’ai eu l’espérance d’aller à Toulon, j’étais heureuse mais maintenant que tout est fini, je touche bien bas.

Mon lait remonte aujourd’hui mais bien doucement. Robert a pris deux biberons et une soupe. Ne te tourmente pas, je t’aime et j’ai une bonne santé et c’est tout ce que tu peux désirer de mieux pour ta femme. Quant à ton fils, c’est un gros gaillard. S’il est intelligent et pas trop paresseux, il sera parfait.
Au revoir mon chéri, à bientôt, une lettre à partir d’aujourd’hui, je les numéroterai.

mes parents t’embrassent et moi je voudrais encore me blottir tout près de toi sur tes genoux.

Mille baisers de ton fils,

Geneviève

24 février 1898

… Je t’ai déjà écrit deux fois, une 1e lettre à Toulon que tu as eue j’espère avant ton départ, une 2e lettre mise à la poste mardi 22 février et qui, je pense, sera lundi ou mardi prochain à Port Saïd. T’aura-t-elle rattrapée ? Là est le problème.

Je pense perpétuellement à toi. Tu dois être aujourd’hui 24 dans les environs de la Crète. L’heure doit y avancer d’une heure environ sur celle de Paris. En ce moment, 9 h tu dois donc être sur le point de te coucher si tu n’es pas de quart. L’heure des différents pays est dans l’Almanach Hachette de 1895 et c’est précieux pour moi.

Est-il vrai que quand il est midi à Paris, il est : 9 h 9 m à Yokohama (du soir), 6 h 57 du soir à Saïgon, 1 h 50 du soir à Alexandrie et 7 h ou 8 h 36 du soir à Pékin.

Je viens de lire « Les débats » d’un bout à l’autre et vais me coucher car je m’endors.

Bonsoir, je t’aime et t’embrasse fort.

Vendredi 25 février 10 h

J’ai coupé une mèche de cheveux de ton fils pour ses 6 mois et je te la joins à cette lettre. C’est un vrai petit démon que ton fils aujourd’hui. Il s’est réveillé cette nuit plusieurs fois, ne voulant pas rester dans son berceau, hurlant dès qu’on l’y mettait et riant si je le prenais dans mes bras. Tu vois cette malice ! je l’ai corrigé ce matin, il a été fouetté ce qui le fait pleurer pendant une ½ heure et depuis c’est un amour. Il a pris son bain à 8 h ½ et s’est endormi tout de suite, fatigué de sa nuit et de ses colères. Le temps n’est pas fameux et je ne le sortirai pas car son nez coule toujours un peu.

Le vérificateur de « La Nationale » est venu tout à l’heure. Je lui ai montré les différentes choses de valeur que nous avions. Il a estimé à 10.000 francs pour l’argenterie, les bijoux, les dentelles et 10.000 francs pour les meubles, le linge, les vêtements, les provisions de bois, charbon, vin, que nous pourrons avoir. Je lui ai demandé de ne pas nous faire payer la 1e année comme prime, et l’assurance sera faite pour 10 ans. Nous pouvons le transporter où nous voudrons, paraît-il. On paie par an, je crois, 1 f pour 1.000 f, ce qui nous ferait donc 20 f par an environ. Je signerai à ta place puisque j’ai ta procuration car régulièrement c’est toi qui devrais signer.

J’ai reçu un mot bien gentil de Marg. F. C’est certainement de beaucoup la plus affectueuse de tes sœurs pour moi et c’est elle que je préfère voir le plus souvent car c’est la seule qui me comprenne et qui t’aime vraiment, crois-moi. Aussi quand je te vois te croire obligé de te mettre aux pieds de S. en allant chez elle, en lui annonçant ton départ, etc, cela me fait de la peine pour Marg, qui est beaucoup plus sensée et que ça toucherait beaucoup plus. Si tu n’avais pas ta mère, je comprendrais que tu considères plus ta sœur aînée que les autres mais comme ce n’est pas, je crois que la seconde s’aperçoit très bien qu’elle est moins reçue à W. qu’on s’occupe moins de ses enfants, qu’on va moins la voir, etc. Du reste, je ne sais pas pourquoi je te dis tout cela parce que ça ne me regarde pas mais je t’écris tout ce qui me passe par la tête. Gronde-moi si je t’ennuie et dis-moi si je fais erreur. Je veux que tu saches bien tout ce que je pense qu’il ne puisse pas y avoir une seule chose dont je puisse me dire : ça je ne l’écris pas à mon mari.

Il faut que tu me connaisses bien à fond jusque dans les replis, tous les mauvais côtés comme les bons. Jusqu’à présent, je m’en connais beaucoup plus de mauvais que de bons mais ça viendra peut-être en vieillissant.

Je te mets à la poste avec cette lettre le paquet des Débats de cette semaine. Tu y liras la fin du procès Zola… 1 an de prison et 3.000 francs d’amende. C’est vexant pour un monsieur qui se croyait tout !

Midi

Ta mère sort d’ici, elle va bien et doit t’écrire aujourd’hui. Elle a trouvé Robert beaucoup mieux, moins rouge. J’irai demain faire des visites avec ta mère chez Mme Dardonville, Mme Marc. Nous nous retrouverons à 2 h chez ta tante Louise.
Aujourd’hui, je vais envoyer Nounou au Bon Marché faire une commission pour moi. Je garderai ton fils pendant ce temps puis j’irai chez Maman à 4 h puisque c’est vendredi et j’y dînerai.

Au revoir mon chéri, je t’aime bien du fond du cœur, sais-tu ? et je voudrais t’en persuader. Pense quelquefois à moi et aime-moi un tout petit peu pour ton fils.

Mille baisers

Geneviève

Je t’envoie 2 trèfles à 4 feuilles pour te porter bonheur.