Bobillette

L’après tempête

Par Ariane Chalant

Publié le 30 juin 2025

La surface est étale, mouvementée et étale. Un imperceptible frémissement survient et la masse se soulève légèrement. On ne sait pas encore ce que deviendra ce renflement. Il grossit doucement, s’affine, s’étire verticalement. Je fixe ce mouvement. Il s’amplifie encore. Je vois poindre une épaisseur qui ressemble à un embryon de rouleau. La masse enfle, progresse. Il s’opère un retournement de la crête qui blanchit, écume et se déverse sur la masse devenue gigantesque. Je suis dans l’expectative, plongée dans un état de suspens. Pourtant, il n’y a pas de suspens. Je sais parfaitement ce qui va arriver. Je sens néanmoins cette tension de l’action en train de se dérouler en dehors de moi et happant tous mes sens. Je ne peux détacher mon regard, j’entends un ronflement qui devient grondement, je ressens un picotement ou une tension le long de ma colonne vertébrale, tout mon dos est en tension superficielle, mon souffle se suspend dans l’attente de la suite. Je salive et j’ai l’impression que ma salive est salée des embruns, je perçois l’odeur indéfinissable de la concentration des éléments, l’air est sec et pourtant humide, mes mains sont sèches et pourtant humides. La sensation de caresse frémissante à la surface de mon dos augmente. La masse commence à s’incurver.

Arrive ce moment improbable de l’épanouissement, un épanouissement complet qui commence en un point très précis et qui se répand, d’abord le long de la crête, puis englobe l’ensemble de cette fantastique poussée d’eau. Elle s’ouvre de proche en proche, explose, occupe tout le devant de la scène dans un mouvement tellement somptueux que les mots humains suffisent à peine : plénitude, accomplissement, puissance. Le bruit assourdissant m’enveloppe, m’intègre à la convulsion vue, entendue et ressentie. Le rouleau est devenu vague qui court loin, loin, jusqu’au bout de sa course. Mon dos se détend, je me sens sourire devant la perfection de la turbulence.

C’est fini, la vague s’éteint tout doucement et commence à refluer, venant contrarier le mouvement de la suivante. Le soulagement de la conclusion apaise la tension de l’effort et du drame. Car un drame se joue, une lutte, entre la vague qui flue et la vague qui reflue. Une lutte d’arrière-garde. L’autorité de la décision se joue ailleurs, loin, dans le mystérieux accord entre la lune et le soleil. Dans le rouleau, c’est l’effort et l’émotion provoquée par la puissance, toutes les puissances conjuguées, du vent qui, avec l’aide des courants marins, parvient à soulever cette gerbe exorbitante, pour produire cette merveille de beauté et d’exubérance qu’est un rouleau qui s’épanouit. C’est une fleur qui s’ouvre en vitesse rapide et à la puissance un million, un élan de sève perpétuellement renouvelé. Tout le corps participe dans l’instant présent à la tension ressentie. Nulle pensée ne traverse cet univers sensuel de communion avec la beauté du monde et le mouvement de la vie.

Le vent s’est levé de nouveau ; sifflements dans les huisseries et les oreilles. Sûrement plusieurs vents concomitants car la mer est en désordre. Les vents et les courants marins doivent se contrarier en se conjuguant. Les rouleaux vont dans tous les sens, se chevauchent, caracolent. On dirait qu’ils jouent à la bagarre et écument de rire.

La mer moutonne. Il faut s’arc-bouter, lutter contre le vent, pour avancer d’un pied mal assuré sur la plage. Le vent est constellé de sable, cinglant par moments. L’écume de mer se compacte et forme des tas, des monceaux, que viennent bousculer les vagues de la marée montante. Ces paquets d’écume salée, sablée, ressemblent étrangement à des œufs battus en neige, une gigantesque crème fouettée, légèrement rosée, aérienne, qui s’envole par petites bulles, dociles sous le vent.

La mer est blanche, et la crête des vagues, gorgée de sable charrié, prend un ton ocre pâle. Le soleil, caché derrière les nuages, renvoie une lumière argentée qui se reflète sur la surface de l’eau, un immense miroir que viennent lécher les mouettes à dos noir qui volent bas et luttent contre la force du vent du sud.

La mer n’est qu’un immense rouleau qui n’en finit pas d’éclore, de s’étendre, de se déployer. La dune s’est reconfigurée. En une nuit, les repères ont changé. Les pentes douces qui descendent vers la plage s’arrêtent net au ras des allées cimentées. Des excavations ont recueilli pêle-mêle et s’embrouillant, les toiles noires coupe-vent ponctuées de piquets dans le sol qui balisaient les chemins vers la plage. L’espace délimité est jonché de détritus en tous genres : morceaux de bois détrempés, palettes détériorées, planches ravagées, troncs d’arbres fendus, bidons en plastique aplatis, jouets d’enfants cassés, casiers en plastique éclatés, cagettes en bois fracturées, cordes déchiquetées, ficelles entortillées autour de gobelets dentelés, de cageots rompus, de tissus loqueteux, de poutres et petit bois, et puis filets jaunes, rouges, blancs pourris, bouteilles en verre dont une bouteille à la mer, bien close par son bouchon resté en place, tessons et d’autres bouteilles en plastique, plus ou moins déchiquetées.

Comme derrière un voile très fin, les vagues et les rouleaux se succèdent sans discontinuer, dans une danse sans fin, danse des voiles, danse du ventre rebondi, offert dans un mouvement perpétuellement répété et chaque fois différent. Se mettant à plusieurs, ces vagues et rouleaux coordonnés comme dans un ballet parfaitement réglé, l’un puis l’autre puis le troisième même parfois, explosent et se déploient venant finir leur course sur le rivage, chacun un peu plus loin de sa conception, un peu plus près des hommes.

La vague ne meurt pas. Tout au plus est-elle avalée par son âme sœur qui vient la recouvrir.

La mer, dans sa conquête, vient toucher les grosses roches artificiellement posées par la main de l’homme pour retenir la dune. Une vague vient les lécher et reflue doucement, la suivante monte à l’assaut et au moment où elle reflue arrive la troisième. Le choc est spectaculaire, éclaboussant alentour. La suivante ne contredit pas le mouvement. Elle l‘amplifie et lui donne la majesté due à sa puissance aussi naturelle qu’incontestable.

Le mouvement perpétuel est.