Vendredi soir, 11 mars 1898
A peine ai-je achevé une lettre que j’éprouve le besoin d’en recommencer une autre, et pour te dire quoi ? Que je t’aime, que je suis heureuse d’être ta femme, etc. Toujours la même chose si monotone et à la fois si agréable que je ne sais si je te donne de la joie ou de l’ennui en te le répétant toujours.
J’ai pensé que je ne t’avais pas parlé de mon lait et que tu ne serais probablement pas satisfait. Eh bien, j’en ai beaucoup, surtout depuis deux jours : c’est la fin de mon époque et le retour à une vie calme et normale que doit avoir toute bonne nourrice. Ton fils devient crampon pour sa maman. Il sent qu’elle lui donne de bonnes choses et voudrait toujours être près d’elle. Il a raison, le pauvre chéri, de vouloir profiter de l’absence de son Papa pour se faire gâter puisque sa Maman n’a rien de mieux à faire mais le jour où son Papa reviendra et où une petite sœur arrivera, il aura du chagrin de partager sa place sur les genoux de sa mère. Enfin, nous n’en sommes pas là et j’ai le temps de songer à lui apprendre à partager et à céder.
Paul et Marguerite ont résolu de me secouer et m’emmènent demain soir à l’Opéra entendre Roméo et Juliette. C’est très gentil de leur part mais cela me coûte d’aller sans toi.
Leur petit Jacques va mieux mais l’oculiste vient encore tous les jours lui faire des sondages et lui badigeonner l’intérieur des paupières. Ils vont déménager à la fin du mois.
Je ne t’ai pas parlé du nouvel appartement de ta sœur Marie. Il est bien, gai, aéré, donnant sur le petit Luxembourg mais la maison n’est pas très chic. C’est une appréciation personnelle que je te prie de garder pour toi. Quoiqu’étant beaucoup plus grand et plus cher que le nôtre, je préfère notre petit nid. Tout y est fini, les marbres des cheminées sont jolis, les glaces, les plafonds, les boutons de porte sont historiés. Ce qui est très joli chez Marie, ce sont les papiers des murs, surtout ceux du cabinet d’Henri et de leur chambre ; l’un fond rouge cuivré, l’autre crème avec d’énormes fleurs aux tons passés. C’est ravissant.
Maman a eu aujourd’hui la visite de Mme Maréchal qui était venue chez……
7e Vendredi 11 mars – 2 h
…
Mon chéri, je suis venue déjeuner chez Maman et de là, je vais voir ta mère chez Sophie avec ton fils. Nous allons très bien. Mes affaires sont finies et je me sens parfaitement bien.
4 h ¼ J’ai vu ta mère, mon chéri. Elle a paru contente de voir Robert. Ton fils dormait et s’est réveillé au moment de partir. Sophie était dans son lit avec l’influenza et cela ne me faisait qu’à moitié plaisir de voir ton fils dans cet appartement. S’il attrapait quelque chose, que deviendrais-je sans toi ?
Marg. Fehrenbach était là. Tout le monde va bien chez elle. Berthe vient de venir faire visite à Maman. Tu vois que je peux te donner de très récentes nouvelles de presque toute ta famille.
Continue à m’écrire longuement mon mari bien aimé, tes lettres sont mon seul bonheur, je me sens si loin de toi ! quand donc arrivera le 23 janvier 1900 ? Alors, je recommencerai à vivre. Tout se complique de plus en plus en Chine, nos sales voisins vont faire des leurs pour te retenir là-bas.
Je t’envoie – les Débats de la semaine, dis-moi bien s’il ne t’en manque pas, si tu les reçois régulièrement.
Où as-tu mis ta bicyclette ?
J’espère avoir demain ou après-demain une dépêche du ministère m’annonçant votre arrivée à Djibouti.
Es-tu content de mes longues épîtres ? Te suffisent-elles ? Est-ce que je te donne assez de détails sur ton fils ? Demande-moi tout ce que tu voudras, plus tu m’en demanderas, plus je serai heureuse.
Je t’aime à la folie, tu es gentil au possible et un mari adorable.
Mille baisers de ta petite femme
Geneviève
8e 13 mars 98 minuit ½
Je rentre de l’Opéra mon mari chéri, ton fils vient de téter et j’ai besoin de venir te dire que je suis triste, que je ne suis pas faite pour vivre sans toi et surtout pour aller m’amuser sans toi. J’ai passé une soirée qui aurait dû être agréable car j’y ai entendu de la bonne musique mais qui m’a bouleversée. Je ne peux pas entendre parler d’amour en ce moment, vois-tu, ça me fait mal au cœur. Quand me sera-t-il donné de t’embrasser, de revivre avec toi ? Mon Dieu, que c’est long et dur ! Si je n’avais pas la ferme conviction que tu m’aimes et l’espoir d’un prompt retour, je crois que j’en mourrais tout de suite. Vois-tu il y a des jours où je n’en peux plus, je suffoque. Je viens de trouver en rentrant ta 2e lettre et tes quelques lignes écrites de Suez.. Elles me font du bien et je vais m’endormir en y pensant.
Je crois que nous pouvons nous souhaiter mutuellement bon courage car ce doit être aussi dur pour toi. Un beccot.
Dimanche soir 13 mars 1898 8 h 1/2
Mon chéri, j’achève de dîner toute seule comme d’habitude et je viens un peu près de toi penser et causer. Nous avons été déjeuner rue de l’Université avec ton fils puis il est revenu sur l’esplanade et j’ai été à l’exposition des animaux gras, ensuite à un sermon suivi d’une quête à laquelle m’avait conviée Mme Gabalda et j’étais de retour chez moi à 5 h ½. Je me suis remise au piano pour ton fils qui était grognon. C’est la 1e fois depuis ton départ que j’ouvre cet instrument et je n’ai pas pu empêcher de monter quelques larmes à mes yeux à certains moments. En sortant du sermon de N. D. des Champs, j’ai été chez M. Lachelier, père. J’ai laissé une carte, il n’était pas rentré. J’ai beaucoup hésité à faire cette visite car n’ayant pas de Mme Lachelier, ses filles pourraient bien venir chez moi d’abord puisque je suis mariée et qu’elles ne le sont pas ; mais enfin j’ai pensé que j’étais grincheuse de compter les visites et, pour toi qui aime bien ce vieux monsieur, j’y suis allée. Ai-je bien fait ?
L’année prochaine, j’attendrai que ces jeunes filles viennent en premier.
Je prends tes lettres pour y répondre. Je ne t’en veux pas du tout, mon Charles bien aimé, de la sécheresse de ta dépêche, le jour de ton départ. Si je t’ai fait un reproche d’une façon peu aimable, c’est que moi-même je n’étais pas trop dans mon assiette ce jour là. Le lendemain, j’ai regretté de te l’avoir écrit et j’étais sur le point de brûler le commencement de ma lettre mais je ne l’ai pas fait puisque tu veux tout savoir ce que je pense. Je t’aime comme tu es et ne voudrais pas changer pour tout l’or du monde. Tranquillise-toi et fais la paix en embrassant ma photo comme je le fais de la tienne.
Je croyais t’avoir dit que Lucie allait très bien maintenant. Elle a eu pendant trois jours une forte fièvre amené par un embarras de bile, etc. une grande inflammation de la bouche. Le docteur craignait le muguet mais tout cela a disparu et sois persuadé que ni ton fils ni moi n’avons mis les pieds rue de l’Université tant on craignait une contagion possible. Aie confiance en moi. Je tremble pour ton fils et crois te l’avoir dit dans ma dernière lettre, à propos de la visite chez Sophie où il y avait l’influenza.
Je me dis même que si cet été, il y avait la moindre maladie contagieuse, soit à Wissous, soit chez mes parents, je filerais comme une bombe avec ton fils, quitte à fâcher nos parents. Tant pis. Je veux que tu retrouves ton fils sans maladie, bien portant, bien bâti.
Comment, mon mari chéri, toi si sage et si disposé à prendre la vie du bon côté, me reproches-tu de faire des projets pour ton retour, après ta rude, très rude désillusion de janvier ? Mais il ne faut pas être si pessimiste et j’ai la ferme conviction que nous retrouverons de bons jours, peut-être meilleurs que ceux que nous avons déjà passés. Pense comme tu seras heureux d’aller me présenter à ton oncle puisque malheureusement tu n’as plus ton père et qu’il doit te le remplacer autant que possible. Tu emmèneras ton fils si tu veux, ce 1e petit Mouchez dont tu es si fier ! allons, il faut avoir un peu de courage et penser au retour, c’est ce qu’il y a de meilleur pour l’instant. Oh comme je voudrais t’embrasser et te faire oublier tous les vilains moments que nous avons traversés depuis 2 mois !
Ne te rends pas malade de contrariété parce que ton cuisinier ne vient pas assez…
9e Vendredi 18 mars 1898
Mon Charles chéri, que je commence par te confesser ma double étourderie :
1° Je t’annonce deux enveloppes numérotées 8 et elles ne le sont ni l’une ni l’autre. L’une contient ma 8e lettre de 15 pages et l’autre enveloppe renferme 4 photos de Robert et 3 dépêches du ministère.
2° J’ai fait un cachet de cire et j’ai peur d’avoir abîmé les photos par la chaleur. Tout cela n’est pas bien grave et te parviendra j’espère le plus vite possible. Si le reçu du portrait de ton fils ou de mes lettres arrive à te donner un peu de joie, c’est assez pour me rendre heureuse.
J’ai conduit ton fil aujourd’hui voir la sœur Marguerite qui garde une dame, en ce moment, tout près de chez nous. Elle l’a trouvé beau et gros, m’a rassurée pour la gourme et m’a engagée à le poudrer avec du bismuth. Puis, il est venu téter chez Maman et est rentré à 4 h ½. Il fait une chaleur lourde aujourd’hui, le temps va tourner à la pluie. Je suis arrivée rue de l’Université 5 minutes paraît-il après le départ de Mme Luneau qui était venue exprès pour voir notre fils. Il fait courir tout Paris, ce gamin. Demain, je vais à la Villette mais je ne l’emmène pas, c’est trop loin. Je n’aime pas trimballer les enfants en omnibus et je n’ai pas de quoi me payer des 100 sous de voiture…
Je vais travailler un peu avant de me coucher. Je t’aime et voudrais tant t’…. embrasser. Oh ! que c’est long ! mes reins vont plutôt mieux aujourd’hui.
Samedi 19 mars
Mon chéri, que te dire ce matin ? Que des choses qui t’ennuieront. Je suis triste. La vie n’est pas toujours facile en ce monde, mon Dieu. J’ai des difficultés avec mes bonnes qui me sentent jeune et qui veulent m’exploiter. J’en ai avec mes parents qui me trouvent trop loin d’eux. Enfin, inutile de te raconter tout cela mais il est certain que je suis trop jeune pour rester seule comme je le suis et que, comme je te l’ai déjà dit, je ne le recommencerai jamais. Mets-toi à ma place. Si je venais à mourir ou à m’absenter pour une raison quelconque, la 1e chose que tu ferais, serait de retourner habiter chez ta mère comme avant ton mariage puisque même moi existant, tu considères Wissous comme ton domicile. Eh bien ! je fais autrement et je fais mal, je le sens, je le comprends et n’ai pas le courage de changer de situation de peur de te contrarier. Je t’aime, je veux faire avant tout ce que tu désires et toi, avant ton départ, tu ne t’es pas rendu compte de toutes les difficultés que j’aurais forcément.
Ta mère a toujours habité chez sa mère pendant les absences de ton père qui étaient cependant plus courte que ne le sera la tienne malheureusement, et elle s’en vante et me fait de la peine en me disant toujours que sans sa mère, elle n’aurait pas pu élever ses enfants, qu’elle ne pouvait pas se passer de sa mère, etc. Alors, pourquoi suis-je autrement que d’autres ?
Enfin, c’est comme cela, je voudrais partir à la campagne pour trancher la question et n’y plus penser, renvoyer mes 2 bonnes et élever ton fils toute seule.
Tu connais assez mon caractère pour comprendre que je ne voudrais pas faire ménage commun avec Maman habituellement mais je voudrais être à 5 mn d’elle au lieu d’être à 25 mn. Il y a des jours, vois-tu, où je me sens si découragée, si démontée que je voudrais aller me confesser, communier, prier pour toi et avec toi. Il n’y a que dans la religion qu’on n’ait pas de désillusion.
Je ne pourrai même pas faire mes Pâques avec toi, mon mari aimé ! enfin, nous prierons l’un pour l’autre de loin comme de près nous nous aimerons.
Où seras-tu le jour de Pâques ? Je te laisse après peut-être t’avoir bien ennuyé. Je pars à la Villette pour mettre fin à mes larmes, à mon ennui.
Un bon et gros baiser de ton fils et de ta petite femme qui t’aime.
Geneviève
Je t’envoie les Débats et la revue Xxxx
23 mars 98
p. 5
demandé si je voulais prendre Germaine chez moi pendant quelques jours au moment de leur déménagement. J’ai accepté pensant que cela ne te contrarierait pas, n’est-ce pas ? Si cela devait t’ennuyer le moins du monde, je ne le ferais pas mais comme ils sont très gentils pour moi en ce moment me rendant une quantité de services, j’ai pensé que je pouvais leur en rendre un à mon tour sans que tu y vois d’inconvénient.
8 h ½ du soir
Je ne sais pourquoi ce soir, je ne cesse de penser à nos fiançailles, au jour de notre mariage, notre départ pour Wissous, notre premier dîner en tête à tête, etc. Le froid que j’avais malgré le feu, te souviens-tu ? Comme tout ça est loin déjà ! je voudrais y revenir maintenant que j’y ai passé et j’y repense avec délices, quoique avec un peu de chagrin au fond du cœur de ne pouvoir en parler avec toi. Ces premiers jours sont beaucoup plus vivants pour moi que le voyage dans le midi. Et cependant, Arcachon avec ses huîtres, Biarritz avec sa grande chambre, Pau avec sa terrasse avaient bien du bon. Et Lourdes, et Toulouse sous la pluie, comme le reste. Nous avons tout de même de bons moments à nous rappeler en revanche des douloureux que nous passons en ce moment.
Je n’ai pas de lettre de toi depuis 10 jours ! et quand j’en aurai une, elle sera vieille de 3 semaines. Par moments, je m’imagine que tu es malade, que tu ne veux pas me télégraphier pour ne pas me tourmenter et je passe une nuit inquiète. Oh ! ne fais pas cela mon mari adoré, je t’en supplie, dis-moi bien tout ce que tu as, toute la vérité.
Ton fils est gentil, adorable. Ses 2 petites dents qui sont longues à présent, à la gencive inférieure, lui donnent un air malin quand il rit. De vraies petites dents de souris, blanches et coupantes, je m’en aperçois je t’assure et ne suis guère pressée de voir pousser les autres. Je ne pourrai pourtant pas le sevrer avant qu’il ait 8 dents. Ce n’est du reste pas mon désir malgré tout le mal qu’il pourrait me faire. Il aura 7 mois demain, déjà ! et peut encore téter 7 autres mois si je ne suis pas fatiguée car il faut que je ne m’éreinte pas tout à fait pour toi, pour te donner une fille mais jusqu’à présent cela va très bien et je crois pouvoir continuer sans crainte en me faisant aider d’une soupe et d’un biberon comme je le fais actuellement.
Je voudrais bien aller demain à l’Académie, à la réception de Hanotaux mais mes parents n’ont que deux billets que tout le monde se dispute et je ne sais qui ira.
Jeudi 24 mars
Ton fils a 7 mois ! je l’ai pesé : 8 kg 562. Ce n’est pas merveilleux, que 132 grammes d’accroissement en un mois. Il est vrai qu’il a percé 2 dents et qu’il ne peut pas toujours continuer à grossir comme les 1ers mois.
J’ai été à l’Académie avec Lucie. C’était absolument emballant. Je suis revenue toquée d’Hanotaux ! ne sois pas jaloux, il n’y a pas de quoi. Tu liras son discours, du reste, il est long mais si intéressant et si bien dit qu’il m’a paru durer 5 mn. Nous sommes arrivées à 1 h 10 pour 2 heures. Il fallait faire la queue, même pour les places du centre, jamais je n’avais vu une foule semblable. Tout le monde politique s’y était donné rendez-vous : Félix Faure, sa femme, ses filles et son gendre d’abord, Besnard et sa femme, Méline et sa femme, Mrs Lebon, Poincaré, le Général Zurlinden, Mme Carnot, etc. M. Hanotaux avait pour parrains de Hérédia et Sorel (son ancien collègue du ministère). Il lit très distinctement, très haut, enfin, c’est sûrement la plus belle réception à laquelle j’ai assisté. On a applaudi d’une façon intimidante pour tout autre qu’Hanotaux qui, habitué à parler en public, ne s’effarouche pas de si peu. Il a l’air très intelligent, un front et des yeux comme je voudrais en voir à Robert, pas très jolis mais qui veulent dire quelque chose. Comme homme privé, il n’a pas toujours eu une conduite exemplaire et n’est pas marié mais avait une fille qu’il a perdue l’année dernière à 12 ans. Il en est, paraît-il inconsolable.
On n’a fait aucune ovation au Président. Il était là à titre d’ami, en redingote au milieu du public, entouré des officiers de sa maison militaire en civil également. Seul le nonce du Pape, avec son costume, tranchait parmi ces habits noirs.
Ne t’imagine pas que j’abandonne ton fils quand je m’en vais courir, soit à l’Institut, soit ailleurs ; je le laisse en mains sûres. Aujourd’hui par exemple…
11e Samedi 26 mars 98
Deux mots, mon chéri pour que tu ne sois pas sans nouvelles dans le cas où ma 10e lettre mise hier à la poste t’arriverait avec du retard. Je mets tous les vendredis ma longue lettre à la poste et le samedi, j’envoie le paquet de journaux et une petite lettre. Les reçois-tu régulièrement tous trois à la fois ?
Ton fils est très enrhumé du cerveau, ses yeux pleurent, son appétit diminue et je le tiens chaudement. Il n’y a pas moyen de songer à sortir aujourd’hui, même pour moi. La neige tombe depuis ce matin et comme il ne gèle pas, elle laisse par terre un gâchis dont tu peux te faire une idée.
J’ai repris presque mes habitudes de vieille fille. Il serait temps que tu reviennes pour les rompre. Ma chambre, mes tiroirs sont rangés, mes vêtements sont pliés le soir quand je me déshabille au lieu de les jeter n’importe où comme tu fais. Je me lève vers 7 h ¼ et m’habille immédiatement, ce qui me permet de m’occuper de ton fils sans me presser et de coudre ou de lire quand il dort après avoir pris son bain et son potage.
J’ai écrit un mot à Daniel, lui demandant où je pourrais le voir pour lui parler du renseignement que je désire avoir sur le papier de Tunisie.
J’espère avoir une lettre de toi lundi par le paquebot arrivant à Marseille car le temps me semble bien bien long, sais-tu ? J’ai beau prendre mon courage à deux mains, c’est dur ! ce qui me désespère, c’est que d’après ce disent les journaux, les affaires de Chine dureront des années. J’espère cependant qu’on ne va pas vous laisser vous éterniser là-bas. Dis-moi bien dans tes lettres ce qu’on en dit autour de toi et ce que tu en penses toi-même.
Tu ne recevras très probablement cette lettre qu’à Saïgon dans un mois.
12e Dimanche 27 mars 98
Mon mari chéri que je te dise tout d’abord ma joie d’avoir été surprise ce matin pendant ma toilette par une lettre de toi, la 11e, chéri, aimé, adoré. Que c’est bon après 14 longs jours d’attente de voir enfin ta chère écriture ! merci des photos, je les ai soigneusement mises de côté pour les collectionner mais tu sais, celle que je voudrais et qui me rendrait la plus joyeuse, c’est celle de l’officier torpilleur du « Vauban ». me donneras-tu cette joie ?
Je te plains d’avoir 27 ° en courant d’air dans ta chambre, tu devrais nous envoyer un peu de ta chaleur car nous gelons au coin de notre feu avec de la neige tombée hier qui laisse le fond de l’air glacial. Quel drôle de printemps, les saisons sont changées. Nous avons eu un automne superbe à Brest où il pleut constamment et maintenant l’hiver n’est pas terminé au 1eravril.
Je viens de Saint Jacques du Haut Pas où ta sœur Marie quêtait à l’issue du sermon. J’y ai vu une partie de ta famille, tout le monde allait bien. Je n’ai donné qu’un franc à Marie, j’espère qu’elle ne s’en froissera pas mais je suis tellement à court d’argent ces jours-ci que je ne peux pas faire plus avec la meilleure volonté du monde. Surtout ne dis cela à personne dans tes lettres pas plus chez toi que chez moi, j’en serais honteuse. Au 1er avril je serai riche et au 1er mai, trop riche. Je placerai certainement mais pas trop vite car le mois dernier, j’y ai mis un peu trop d’empressement au reçu de ta solde.
Ce soir, je vais aller dîner avec Maman en tête à tête. Elle est fatiguée depuis quelques jours par toutes sortes de misères ennuyeuses mais non dangereuses et Papa, Georges et Lucie dînant en ville, ce n’est pas gai pour Maman et moi de dîner chacune seule de notre côté.
Il y a grande discussion en ce moment, rue de l’Université parce que Maman voudrait donner congé de son appartement pour se rapprocher de Marguerite et de moi. Papa ne veut pas parce qu’il craindrait d’être obligé d’augmenter son loyer, à la veille peut-être d’être mis à la retraite ou de perdre Grand-Père qui contribue au loyer. Tous deux ont raison et je ne sais ce qui se décidera d’ici le 1er avril. Cela ne me regarde pas. J’aimerais assez que mes parents vinssent habiter plus près de moi pendant ton absence puisque je suis isolée mais c’est un sentiment égoïste qui ne doit pas compter.
Demain, je répondrai à ta lettre.
Ton fils est toujours enrhumé et ce vilain temps n’est guère fait pour le guérir. Je ne l’ai ni sorti ni baigné aujourd’hui ni hier, cela l’énerve et il est réveillé depuis 3h ½ du matin. De 4 h à 8 h, il a hurlé voulant voir le jour, téter, jouer, se promener. Je t’assure que moi aussi j’ai fait mon quart à ma façon cette nuit auprès de ton fils et j’en suis courbaturée, moulue. Je n’en ai pas comme toi l’habitude. Je t’aime et vais rendre ton fils sage pour qu’il nous laisse dormir tranquille quand tu reviendras ; ce sera la petite braillarde qui nous assommera ensuite mais je prendrai une nourrice si tu le désires.
Nous n’en sommes pas là et en attendant, je me sens triste, triste, jusqu’au fond de l’âme et du cœur d’être éloignée de toi. Le proverbe « loin des yeux, loin du cœur » est faux pour nous ce qui n’empêche que cette séparation est extrêmement dure.
Lundi matin 28/3
Je suis ennuyée mon Charles chéri. Je viens de recevoir une lettre de Berthe qui me dit que Daniel est parti depuis 2 jours en Tunisie. Il va donc falloir attendre son retour ou m’adresser directement à Georges Mouchez. Non seulement l’acte de transfert des droits de Daniel à toi sur 43 hectares n’est pas daté mais encore dans l’acte où Daniel t’abandonne une partie de sa propriété, le nombre d’hectares n’est pas marqué, la moitié de la ligne est restée en blanc et je voudrais savoir si c’est toi qui dois remplir ce blanc ou Daniel ou le Directeur de l’agriculture de Tunis.
J’ai fait poser par la maison Fichet, la maison de coffres-forts, une serrure de sûreté au tiroir intérieur du bureau. Coût 16 f.
Le yeux du petit Jacques Guilhem vont bien lentement mieux. L’oculiste vient encore tous les jours. S’il arrive à le guérir, je te conduirai chez ce monsieur à ton retour pour ta conjonctivite. Tu ne m’en donnes jamais de nouvelles, de ces bons et jolis yeux que j’aime. Cela m’intéresserait cependant beaucoup plus que tu ne pourrais le croire.
6 h ½ du soir
Je viens te dire mon bonsoir quotidien aujourd’hui, avant de dîner car ton fils m’ayant empêché de dormir la nuit dernière, j’ai l’intention de me mettre au lit aussitôt la dernière bouchée avalée. Le pauvre petiot souffre des dents, de ses démangeaisons et il a dormi 4 h en 3 fois la nuit dernière. C’est te dire que j’ai passé mon temps à le bercer, le changer, le faire téter. Je ne lui en veux pas. Il a raison de m’occuper, de me fatiguer même puisque malheureusement je n’ai que cela à faire. Je t’aime et voudrais te présenter à ton retour un fils solide et gentil. Un beccot.
Mardi 29 mars 9 h du matin
La nuit a été meilleure. Cependant à 1 h du matin, Nounou a passé le berceau à côté d’elle dans le cabinet de toilette pour que je dorme en paix.
Je ne t’ai pas dit ce que je pensais de tes photographies. Elles sont très bien développées, il y a beaucoup de détails. Seulement, elles sont un peu jaunes et cela doit tenir à ce que tu ne les laisses pas assez tremper en sortant du virage. Il faut que les papiers soient lavés pendant 2 h au moins et l’eau souvent renouvelée. Et puis, les papiers sont un peu écorchés, tu dois les retirer pas assez secs des clichés ou de la plaque de tôle. Mais elles me font un plaisir inouï (excuse ces saletés, c’est ton fils qui a bavé) malgré leurs tout-petits défauts et je te demande de m’en envoyer souvent, le plus possible.
Ce matin, Louis est venu déménager ma cave, aidé du domestique d’en bas. Je n’aurai toujours qu’une seule cave mais plus commode, mieux distribuée que l’ancienne.
Mercredi 30 mars 9 h du matin
Nounou a repris son ancienne chambre avec ton fils et j’ai admirablement dormi cette nuit. La gourme va beaucoup mieux. Les vaporisations à l’eau boriquée font beaucoup de bien.
J’ai été hier à la mairie avec Papa pour mes contributions. Je n’ai droit à aucune diminution puisque toi étant logé par le gouvernement, c’est mon domicile et non le tien, aux yeux de la loi, qui est à Paris. Tout ce que j’ai obtenu, c’est une rectification : le percepteur avait évalué l’impôt mobilier d’après un loyer de 1.200 f plus l’impôt des portes et fenêtres. Or, nous payons 1.000 f tout compris, ce qui représente environ 980 f de loyer et 20 francs d’impôts de portes et fenêtres. Cela me fera donc une petite diminution sur le prix total, l’impôt mobilier étant de 9% pour les loyers de 800 à 1.000 frs et de 10-1/2 % pour les loyers de 1.200 frs. Au lieu de 100,85 frs que je devais payer, je n’aurai probablement plus que 70 frs ou 80. Autant de moins volé par l’État.
En sortant de la mairie, j’ai été prendre Lucie pour aller au concours hippique : Mme de Valroger (et Mle Dosseur) m’avaient envoyé 2 cartes que je n’ai pas voulu perdre mais je ne m’y suis guère amusée quoique ayant retrouvé pas mal de monde que je connaissais. Moi qui étais si contente d’y aller étant jeune fille. Comme j’ai changé tout de même !
J’ai été dîner rue de l’Université pour finir ma journée.
J’ai appris une nouvelle qui m’a quelque peu étonnée d’après ce que j’ai entendu dire du caractère du monsieur. M. Noguès, le père, est entré au couvent des franciscains de Nîmes où il fait son noviciat. Cela ne t’étonne-t-il pas un peu aussi ? Comment fera-t-il pour pistonner son fils à présent ?
Mon quartier devient très chic. Depuis que la galerie des machines a remplacé le palais de l’industrie, nous avons maintenant 3 nouveaux omnibus qui nous conduisent à la gare St Lazare, à la gare du Nord, au Palais royal. Les 2 salons de peinture seront aussi là.
M. B. m’a écrit un mot pour m’annoncer votre arrivée à Colombo. Je suppose que l’Amiral faisait des confidences au ministère puisqu’on ne m’a pas envoyé la dépêche comme d’habitude.
J’ai manqué la visite de Mme de Bernardières avant-hier et de M. Lachelier père il y a quelques jours. (Il est plus poli que ses fils, ne trouves-tu pas ?)
Quel potin fait la mise à la retraite de 15 lieutenants de vaisseaux, de 14 ans de grade, dont Viaud, l’illustre Loti. Je souhaite que cette mesure ne s’applique plus de ton temps car tu risquerais fort d’aller planter tes choux en Algérie d’ici une quinzaine d’années. Il est vrai que tous ces braves gens font de la place et que tu avances par conséquent dans l’annuaire.
Comment se fait-il que M. Deguay, lieutenant de vaisseau, ait le droit d’avoir un ordonnance qui n’est même pas matelot mais dragon ?