Bobillette

Roxane en mai

Par Ariane Chalant

Publié le 29 juillet 2025


Cet homme qui l’appelle, la poursuit, veut-il la posséder ? Malheur pour lui. Elle a décidé de ne pas laisser aller. Elle veut comprendre ce qui lui est arrivé, difficulté d’accès à l’intérieur d’elle-même. Lui, est malheureux parce qu’il sait qu’il l’aime. Elle l’a vu dans son œil mais elle l’a refusé. Elle a été troublée mais non pas ébranlée. Que dit l’homme amoureux ? Il la veut, il l’attend, il la sent, il y pense, il veut être avec elle. Il ne sait pas encore que trop tôt vient ce chant, être objet de désir, non pas vision charnelle. Le manque de plénitude en est la conséquence. La tendresse et l’amour marquent ainsi leur passage. L’enveloppement est bon, doux, amical.

Encapsulée depuis plusieurs semaines dans un sentiment d’irréalité, Roxane déambulait. Depuis le début de l’hiver, ne sachant ni pourquoi, ni comment, elle éprouvait un désir aigu, pour ne pas dire violent pour un homme proche d’elle, un ami de longue date.

Sa première réaction fut une parole qui fit basculer son désir, ancien et inconscient pour ce qui la concernait vers le terrain d’une réalité possible. Elle parla à Pierre et, en lui parlant, elle prenait conscience, d’une part, de l’existence de son désir, d’autre part qu’il s’était opéré en elle un déplacement vertigineux par son raccourci. Il n’existait pas de passerelle entre le désir devenu conscient et la réalité. Elle ne se représentait pas la situation. Elle se sentait vide d’un manque irréparable. Cela la rendit malade au premier degré de l’expression.

Roxane allait mal. Huit jours de repos lui permirent de se recentrer. Elle ne vit personne que sa propre famille.

L’intrigue amoureuse qu’elle avait nouée sans le vouloir, uniquement mue par ses désirs débordants, prenait toute la place dans sa tête, son cœur, son corps. Éprouvant vis à vis d’elle-même de la hargne et de la rancune, elle en voulait à la terre entière. Elle était satisfaite d’inquiéter ses proches et n’en éprouvait aucun remords.

Elle se reposa puis regagna le travail. Peu à peu, la vie reprit son cours au milieu de la folie ambiante. C’était une période électorale, le ton montait de toutes parts, les discours baignaient dans l’outrance. Roxane ignorait ce qui allait se passer mais elle se sentait plus calme.

Elle rencontra son ami et lui fit valoir tous les arguments raisonnables à sa disposition contre une relation intime entre eux. Il l’écouta, répondit de façon nuancée ou ambiguë. Elle ne retint que les réponses qui abondaient dans son sens. Cependant que restaient en permanence présents à son esprit, son mari et ses enfants, son désir persistait, hors de ce champ, sous forme d’images ou de rêves. Elle se réveillait au matin prise dans son désir inassouvi.

Plusieurs scénarios, plusieurs décors s’imposaient à son esprit dès qu’il était inoccupé, comme des rapaces fondant sur leur proie. Roxane rêvait d’un enfant de Pierre, le plus bel enfant du monde, qu’elle voyait déjà ne lui épargnant aucune grâce ni aucun tourment. Quand le sourire de Pierre l’envahissait, son corps se troublait, son esprit chavirait. Le souvenir de délicatesses ou de moments d’émotion perturbaient une vision qu’elle voulait réaliste à défaut d’objective. Certaines scènes repassaient inlassablement dans sa tête :

“ … L’esprit bourgeois, enfin, cet aspect-là d’un comportement qu’on pourrait appeler bourgeois… ” Roxane l’écoutait distraitement. Depuis un moment, elle avait envie de rire. Elle savait ce qui trottait dans leurs têtes au-delà de ce discours fluide.

“ … Je me suis souvent demandé comment et pourquoi nous avions, toi et moi, échappé à cette situation qui s’est présentée… ”

Il avait parlé de sagesse et de prudence. Roxane avait précisé que la sagesse et la prudence étaient de son fait à elle, qu’elle en bénéficiait, non pas volontairement mais par protection naturelle. Puis, ils avaient parlé d’autre chose et il était parti comme il était venu, sage. Il était devenu un ami indéfectible, sur lequel Roxane savait pouvoir compter, quoi qu’il arrivât.

Cependant, il disait aussi :

“ La question se pose maintenant mais la situation est ancienne. les conditions ont changé mais pas la nature de la relation qui nous unit faite d’attirance et d’agrément de nous trouver ensemble. La situation persistera. ”

Ces paroles n’aidaient pas Roxane à faire reculer les images qu’elle avait dans la tête, scènes de corps à corps. Elle imaginait l’œil de Pierre, satisfait à la vue du plaisir qu’il aurait provoqué. Une chaleur l’irradiait. Elle avait envie de lui ébouriffer les cheveux et d’embrasser ses yeux rieurs.

A cette époque, ils avaient tous deux des vie très remplies. Elles concordaient peu. Lors de ces jours qui n’en finissaient pas de s’étirer jusque loin dans la nuit, les rêves de Roxane devenaient stéréotypes. Sa mère la poursuivait cherchant à connaître le contenu de la valise qu’elle emportait en voyage, ou encore, elle prenait la place de sa meilleure amie, devenant sa propre confidente, son propre miroir. Elle avait besoin de lui parler pour comprendre ce qui lui arrivait. Peu à peu, les éléments épars se mirent en place dans sa tête. Il lui semblait qu’elle mûrissait tout à coup, avec plusieurs décennies de retard, un petit fruit vert, bien caché au centre d’elle-même.

Une comparaison boiteuse lui venait à l’esprit, qui concernait à la fois l’enfant qu’elle était et l’enfant qu’elle portait, cette enfant réelle qui se présentait après tant d’années, perdue dans le flou d’un imaginaire interdit.

En l’espace d’une nuit, à l’image charnelle, sensuelle, désirable, de son corps d’homme, grand et fort, se substitua la vision d’un sexe d’homme miniature qui lui rappelait étrangement cet appendice dans son tube de formol, qu’elle avait découvert sur sa table de nuit au réveil de son appendicectomie. La découverte de cette transformation fut accompagnée d’un soulagement colossal en même temps que d’une inquiétude considérable, appréhension de leurs prochaines rencontres mais surtout inquiétude portant sur son avenir avec une peur viscérale d’être stérilisée quant au désir.

Roxane chercha un moment opportun pour parler à Pierre. Il se présenta sous la forme d’un trajet en voiture. Roxane se sentait bardée. Pourtant, elle ne savait pas à l’avance si le trouble qu’il allait immanquablement provoquer en elle serait étouffé par la cuirasse. Elle l’espérait et redoutait en même temps de le blesser. Roxane commença à parler. Pierre l’écouta mais son silence même provoquait chez Roxane la perte de toutes les phrases préparées. Elle s’imputait la responsabilité de la situation, lui disait qu’elle avait eu tort de parler, et par là de donner une réalité à ce qui eût dû rester muet. Elle mettait en avant son immaturité. Enfin, elle lui faisait valoir qu’au fond de lui-même, il souhaitait qu’elle restât à l’état d’idée, compliquée dans sa tête, simple dans la réalité. Roxane parlait par bribes. Les mots qui lui venaient ressemblaient fort aux débris d’un gâteau, préparé avec soin, tombé par terre au moment d’être servi. Elle se sentait maladroite et confuse. Pierre restait égal à lui-même. Dans ses yeux, Roxane ne trouvait pas de réponse à ses inquiétudes. Elle y lisait désir et bienveillance alors qu’elle éprouvait un impérieux besoin d’être encouragée par des paroles.

Élevée dans un milieu où le code de moralité tenait lieu de sentiments, Roxane se trouvait confrontée à des événements dans lesquels elle ne savait pas discerner de quel côté penchait la vie. Au bout d’un moment, ne sachant plus ce qu’elle disait, elle se tut.

“ Je ne comprends pas bien ce que tu dis. Je te veux, c’est tout. ”

Les frissons qui parcouraient Roxane l’empêchaient de vibrer à l’unisson avec lui. Elle était tendue et paralysée. Elle avait pris un risque qui n’en était pas un.

” Détends-toi, fais-moi plaisir. Tu ne veux pas me faire plaisir ? ”

Ils n’étaient pas sur le même registre. Roxane prenait conscience qu’en voulant lui parler, elle avait cherché à lui dire l’indicible. Elle se tut tout à fait, se demandant si l’émotion qui l’étreignait n’allait pas déborder en larmes. C’est à ce moment que Pierre lui déclara :

“ Je ferai ce que tu voudras. ”

Roxane ne sut pas nommer ce qui brutalement tomba sur elle. Joie, reconnaissance, amour ? Pierre s’écarta d’elle et la regarda si intensément dans la pénombre, que Roxane ne put soutenir son regard.

” Fais de moi ce que tu voudras. “

Puis, se reprenant dans un sourire :

” Mais n’en profite pas trop. ”

Roxane démarra, accéléra. Tout son intérieur chahutait. Pierre était devenu distant. Pourtant, elle sentait qu’il cherchait à l’atteindre :

” Je ne crois pas que les relations sexuelles empêchent les relations tout court. De toutes façons, tu n’auras pas l’esprit tranquille tant que nous n’aurons pas fait l’amour. ”

Il s’était défendu comme il avait pu, lançant son grain de sable dans un rouage déjà grippé. A ce moment, Roxane pensait simultanément qu’elle était sortie d’affaire, inaccessible et qu’il avait raison.

” Je suis incohérente.

– Un peu

– Tu aurais pu m’envoyer paître

– j’aurais pu te violer. “

Roxane pensait qu’en effet, cela n’aurait pas été bien difficile. Il n’y avait plus rien à ajouter. Une tristesse tomba sur elle, la transperçant de toutes parts, comme on est trempé par une averse subite. Elle le déposa, submergée d’émotion, la gorge nouée. Il avait été parfait. Roxane en avait pour des jours et des nuits à se souvenir et tirer les conclusions. Elle ressentait à l’égard de Pierre des sentiments dont elle ne connaissait pas la nature exacte, composés, entre autres, de culpabilité et d’admiration. Elle l’imaginait tour à tour, souriant et soucieux, bienveillant et, dans tous les cas de figures, désirant.

Quant à elle, Roxane se sentait désemparée, comme inutilement armée. Elle avait besoin d’un soutien solide, un mari aimant. Son mari était indisponible, soucieux, fiévreux. Il ne lui parlait pas, ne la voyait pas, ne l’entendait pas, ne revendiquait pas sa place. Elle porta vers lui ses soins, se sentant plus ou moins responsable et compensa par ailleurs : travail, cigarettes, alcool, nourriture.

Tout ce qui pouvait venir combler le vide intérieur était propre à lui tenir lieu de vie. Roxane se sentait remplie des autres. Elle avait l’impression d’avoir résisté à Pierre et de se heurter à elle-même. Elle se voyait sans consistance propre, transparente, telles ces montres dont on peut admirer les engrenages, adroitement montés par d’autres, à travers un boîtier en verre. Roxane se sentait froide, se dédoublait, se servait à elle-même de théâtre.

Revenait en songe le produit de ce mécanisme : un enfant, un enfant de Pierre. L’enfant apparaissait dans les rêves de Roxane, portant le nom de son propre père. Rien ne lui semblait plus important que cette filiation et cette nomination. Le nom de cet enfant porté par une foule d’hommes, était scandé sur le mode des mélodies grégoriennes. Roxane se réveillait en sursaut. Elle se demandait où étaient passées le refus et le dépit qu’elle avait toujours éprouvés du nom que son père lui avait donné et qu’elle avait abandonné avec plaisir à son mariage. Elle se pensait toujours sous son seul prénom. Elle se demandait maintenant d’où lui venait ce prénom de princesse courtisane aux consonnes rocailleuses, et pourtant si doux.

Dans ses divagations, ses rêves éveillés et ses nuits agitées, Roxane planait et éprouvait de nouveau un sentiment d’irréalité. Elle gardait cette impression d’être délivrée de quelque chose qui prenait toute la place dans son ventre et qui était maintenant si petit à l’extérieur.

A quelques temps de là, elle rencontra Pierre dans une assemblée. Aussitôt, son visage, sa carrure, lui sautèrent au regard. Elle en reçut une telle décharge, qu’elle n’eut plus qu’une idée, fuir, s’en aller, tout de suite. Le salut était bien dans la fuite. Pour Roxane, Pierre existait bel et bien, toujours aussi grand, aussi fort. En elle s’installa la confusion. Tout avait fondu comme les plombs au moment d’un court-circuit. Réalité, irréalité, il ne restait plus à Roxane que des questions. Comment n’était-il pas réduit, ou absent de son regard ? Qui était sorti d’elle au moment de cette délivrance ressentie ?

Roxane rentra ce soir-là plus tôt que prévu, excitée, distraite, inquiète. Dans la soirée, la tension baissa un peu pour renaître le lendemain à la limite du supportable lorsqu’elle empêche toute activité, toute pensée logique et ne permet qu’une fébrilité de mauvais aloi. Blocage de nouveau.

Roxane se demandait ce qu’elle pouvait tirer de cette alternance qui échappait à sa volonté : blocage ou activisme, en actions, en paroles ? Comment renoncer et à quoi renoncer ? A cette petite chose énorme et vivante que son corps avait possédé par usurpation, dont il avait eu la sensation de se vider et dont il portait les stigmates par des pertes subites, abondantes, réactionnelles.

S’installa durant plusieurs semaines un état complexe où alternaient confusion et acuité mentale. Tantôt Roxane ne comprenait pas ce qu’on lui disait, tantôt elle saisissait le sens des mots et leurs contresens possibles, avant que son interlocuteur ait fini de s’exprimer.

Son état physique, indéfinissable, passait du trop-plein de la nausée au vide intégral du vertige. La confusion s’estompa peu à peu. Une accalmie lui succéda, engageant Roxane à croire que la crise était terminée.

Suivit une longue période d’absence, englobant les vacances de printemps. Ce fut une quarantaine bien vécue, au moins les premières semaines, un peu plus difficilement au fur et à mesure que le temps passait. Roxane accumulait, sans en avoir conscience, les choses à lui dire, à lui à qui elle interdisait tout.

Le quarantième jour, comme à la sortie du désert, il était là. Roxane éprouva une joie invraisemblable. Elle ne savait comment lui exprimer cette joie, ce plaisir de le voir, sans lui accorder ce qu’il lui demandait. Elle n’avait que des mots à sa disposition.

“ Merci. ” Le mot lui avait échappé. Elle en fut la première étonnée puis furieuse.

“ Merci ? 

– Tu n’aimes pas que je dise “merci”. Je suis policée. Je n’ai pas d’autre mot pour te dire : merci d’être venu, merci d’être là. “

Elle avait le sentiment d’avoir gâché les minutes restantes. Elle savait qu’on ne peut pas rattraper ces paroles parallèles, comme un langage hors de contexte, un train qui roulerait sans destination. Ce n’était pas merci qu’elle pensait. Aucune relation de gratitude ni de dépendance ne les liait. Comment exprimer par un mot concluant, la joie de ce moment étalé, hors d’espace, hors du temps répertorié, comme des minutes en plus ? Roxane allait ruminer ce mot refusé.

Elle souhaitait qu’avec Pierre advint une parole libre, des phrases qui traduiraient ses désirs et ses pensées, ses joies et ses insatisfactions. A l’ombre des désirs incertains, la remémoration des paroles prenait une place grandissante. Le travail de recréation de ces paroles, en l’absence de son interlocuteur lui était souvent difficile. Voir son ami évitait à Roxane l’effort de se l’imaginer. Elle en avait conscience. Lorsqu’il lui arriva d’être hantée par une image de Pierre, floue ou douloureuse, elle éprouva le besoin de le revoir pour effacer cette image et la remplacer par une autre, harmonieuse, un visage souriant, modification qui passait par la réalité d’une rencontre.

Dans la réalité présente, les mots la trahissaient. Ils ne correspondaient pas aux émotions qui prenaient enfin leur place. Les mots durs, les mots doux, les mots usés, devaient rendre compte d’un état nouveau. Roxane ne savait plus la valeur des mots, ne trouvait plus ceux propres à exprimer ce qu’elle ressentait. Il l’avait traitée de femme d’un autre siècle. Dur à entendre. Elle devait traverser les apparences pour savoir sur quelle rive elle se trouvait.

Une nouvelle période d’accalmie commença dans ce chemin souterrain, tout au désir que Roxane avait de parler avec lui, prise dans une amitié enrichie où existait une liberté de parole, un plaisir évident des échanges. Roxane était habitée par un sentiment enfantin et scolaire : elle avait été punie en étant privée de sa présence. Elle avait payé pour ce qu’elle avait provoqué. Une relation restaurée s’établissait sur des bases qui lui semblaient solides.

Pourtant, les événements allaient à l’encontre de ce mouvement. Petit à petit, Roxane prit conscience que Pierre préférait prendre de la distance et ne pas la voir du tout plutôt que de la voir et lui parler sans pouvoir la toucher. Ce fut une période d’absence contrôlée. Peut-être tentait-il de se rendre désirable par son absence. Cette pensée avait traversé l’esprit de Roxane sans la convaincre. Elle pensait plutôt que son attitude paradoxale, refus répétés accompagnés d’émotions mal contrôlées, le mettaient simplement sur la touche, en attendant des jours meilleurs. Durant ces jours se multiplièrent des rencontres manquées, non pas volontairement mais plutôt par la conjugaison de dispositions intérieures et de hasards.

Voilà que, tout à coup, sans qu’aucun indice ne le lui ait laissé prévoir, Pierre était à nouveau à l’intérieur d’elle-même, dans sa tête et partout ailleurs. Il avait éclaté en elle comme un orage. Il pleuvait, glissait, coulait à l’intérieur d’elle. Elle pensait à lui sans cesse, le voyait, le sentait, lui parlait. Elle s’imaginait avec lui dans un lit, dans un jardin fleuri, sur un tapis d’herbes chaudes, sur le pont d’un bateau amarré dans une crique ensoleillée. Il était là en permanence et en devenait douloureux. Roxane se gorgea de travail pour exorciser cette douleur tenace de l’absence, un pincement au cœur du corps pris en otage par la tête. Pendant quelques jours, cet accompagnement de tous les instants fut associé à des larmes, au mieux, larmes aux yeux, au pire, sanglots irrépressibles. Sans cesse, les images resurgissaient. Ses larmes signaient son impuissance au renoncement.

Des rêves d’hommes, en groupe, d’où émergeait son père, peuplèrent ces nuits-là. Roxane apprenait qu’un père restait un père en rêvant de leurs deux visages confondus. Parfois, son père lui apparaissait nu, parfois, elle le voyait de façon comique à la manière des “cent milliards de poèmes” de Queneau, sur le modèle duquel des jeux d’images furent élaborés, qui permettent d’associer une tête, un buste et des jambes de nature différente, en éléments détachés les uns des autres. C’est ainsi que la tête de son père apparaissait ou disparaissait et, lorsque son œil descendait le long de son corps, elle voyait une veste de pyjama à rayures bleues et blanches, s’arrêtant net à la taille. Elle le voyait debout, de face et souriant lorsqu’elle regardait son visage, de profil lorsque son regard se portait sur le bas du corps, sexe en érection et jambes disproportionnellement fluettes, eu égard à la stature du personnage. Il lui souriait. Elle le reconnaissait et était témoin et complice du désir d’un homme pour une femme qu’elle savait être sa mère. Roxane pouvait enfin associer ses parents, couple réel de son passé. Images troublantes et pacifiantes.

Alors succéda un trop-plein ravageur et destructeur. Roxane ne supportait plus toute cette retenue en elle. Ses pleurs se mêlaient d’injures et de révolte. Elle s’en voulait de ne pas pouvoir se laisser aller, se demandait ce qui la retenait encore de courir dans les bras de Pierre. Le barrage était prêt à céder.  Roxane repensait à la vieille phrase de son enfance, souvent énoncée par sa mère : “Tu n’as qu’à ne pas y penser”. Vains mots. Il n’existait pas de communication entre ce qu’elle ressentait, désir, colère, et le langage à sa disposition. Elle ne savait plus ce que les mots voulaient dire. Ils se retournaient contre elle.

Roxane se voyait vieille tout à coup, la vie derrière elle, n’ayant profité de rien ni de personne, retenue, confinée, contenue et les os douloureux. Elle ne comptait pour rien sa propre famille que, par ailleurs, elle chérissait sans que cette situation étrange l’offusquât. Elle avait mal par sa propre faute. Si Pierre s’était présenté à ce moment-là, elle l’aurait pris. Elle mettait le nom de providence, à laquelle elle croyait, sur son absence du moment. Elle était naïve, si ce n’est innocente. Le temps alors, travailla contre son gré, soutenant sa volonté. Elle traversa des moments difficiles où la ligne de conduite qu’elle s’était fixée, de ne jamais le contacter, faillit se rompre à plusieurs reprises.

Un matin du début de l’été, cependant, après une série d’opérations psychiques successives, Roxane s’éveilla allégée, seulement habitée par elle-même.

Pierre l’avait quittée. Elle se sentait apaisée et épuisée par ces longs mois de lutte. Dans la détente qui suivit, elle s’épanouit et embellit. Elle disait :

“ Le féminin vit les mots, d’où leur insuffisance ; le masculin les agit, d’où leur domination. Il n’empêche que le désir appelle le désir. “

La désirant, Pierre avait agi dans la frustration, incompréhensible pour lui, qu’elle lui avait imposée. Il l’avait laissée libre. Il l’avait libérée. Roxane se sentait libre comme elle ne l’avait jamais été, définitivement et inconditionnellement libre.