Bobillette

Geneviève à Charles 1

Par Ariane Chalant

Publié le 4 mai 2025

 

Geneviève est une toute jeune femme de 21 ans, mariée depuis un peu plus d’un an, avec un officier de marine dont le métier impose des absences longues, mère d’un garçon, Robert, âgé de quelques mois.

Son mari, Charles, est au centre d’une fratrie de 6 enfants, adulé par ses cinq sœurs, et par sa mère. Son père est un officier de marine connu pour ses travaux scientifiques, cartographiques et astronomiques. Genevieve, fille de haut-fonctionnaire, a deux sœurs, et un frère plus jeune.

Lorsque Charles part en mer, les époux s’écrivent quotidiennement.

Janvier 1898

23 janvier 1898, page 

J’espère que tu auras pensé à écrire à Paul pour sa décoration. Si ce n’est pas fait encore, fais-le. C’est une obligation à laquelle tu ne peux guère te soustraire. Lui et sa femme ont été très bons pour moi avant mon mariage et depuis ton départ, et je suis un peu confuse lorsque je sais qu’il t’a déjà écrit trois ou quatre fois et que tu n’as trouvé le temps que de le faire qu’une.

Cependant, entre hommes, c’est assez facile d’écrire. Je ne te demande pas d’écrire à mes sœurs car je pense bien que cela t’assommerait mais fais-le au moins pour le mari de l’une à présent comme je te demanderais de le faire pour le mari de l’autre si elle se marie jamais. Pour cela tu es très Mouchez et tu ne considères pas assez les alliés. Je suis sûre que tu écris moitié moins à tes beaux-frères qu’à tes sœurs. Eh bien, c’est une chose que je ne comprends pas. Dans un ménage tout doit être égal mais s’il y a une intimité quelconque c’est en général entre hommes ou entre femmes.

Je te laisse, tiens, mon chéri, car je ne sais pas pourquoi, ce soir, j’ai envie de te dire des sottises. Tu me pardonnes, n’est-ce pas puisque je les écris en les pensant. C’est mieux que si je les gardais pour moi.
Je t’aime et t’embrasse bien fort.

mardi 24 janvier 1898, 8 heures du soir

Tu ne peux t’imaginer à quel point, mon chéri, mes journées se traînent péniblement. Plus je vais et moins bien je supporte cette séparation. Ah ! je t’assure qu’elle comptera dans ma vie. Je m’occupe de ton fils, je lis, je couds mais les matinées et les soirées sont longues quand même. Je n’ose souvent me mettre à t’écrire de crainte de t’ennuyer. Tu as bien assez de tes peines pour que je vienne te dire les miennes.
Parlons d’autre chose

– J’ai vu hier Louise Speth qui m’a dit que Madeleine était dans un bonheur, un ravissement qui n’est déjà plus de ce monde. Elle est venue avec la mère supérieure passer un jour à Paris pour voir son frère et je lui en veux un peu de ne pas m’avoir prévenue car j’aurais fait tout mon possible pour lui conduire Robert qu’elle connaît à peine mais n’ayant pas été avertie à temps, je n’ai pu le faire.

– Le soir, je suis allée dîner chez les Guilhem pour la première fois depuis le retour de Meudon car ils ont une cuisinière qui ne sait pas seulement faire un œuf sur le plat. Il y avait mes parents, M. et Mme de Gabalda, M. Mathée l’ami de Paul, qui revient d’un joli voyage en Algérie. Il m’a montré des photographies ravissantes et doit me donner des tuyaux sur des moyens de transport économiques, les hôtels à choisir.

Vendredi 28 01 1898 – 9h du soir

Mon mari chéri, maintenant que me voilà au calme chez moi, je vais tâcher de t’expliquer un peu mieux ce que j’ai fait. Le service de table est en terre de fer, tout rond avec un petit dessin de la largeur de deux doigts bleu foncé et un motif régulier au milieu. J’ai pris ce que j’ai trouvé et non ce que j’aurais préféré car ç’aurait été beaucoup trop cher. Le tout 106 francs comme je te l’ai dit. Les verres sont des gobelets (où le nez a la place de se loger) avec flûtes à champagne, etc. 24 verres de chaque sorte, 6 carafes à eau, 6 à vin – 25 f 90 plus le port. J’espère que les 150 francs ne seront pas dépassés. Ils doivent l’expédier demain matin samedi. Je passerai les relancer en répétant que c’est par grande vitesse.

Quant au linge, c’est beaucoup plus embarrassant. En général, on vend par service, c’est à dire une nappe de 18 couverts et 18 serviettes ou bien une nappe de 24 et 24 serviettes. Je suis donc obligée de prendre des choses dépareillées blanches et de renoncer au service rouge ou de couleurs. Sans cela, pour 9 nappes de 18 personnes, il faudrait que je prenne 9 fois 18 serviettes. Une autre difficulté est qu’il faut les ourler, c’est pourquoi je n’ai pu me décider aujourd’hui. J’irai demain dans d’autres magasins voir s’ils en ont de tout faits, sinon je m’y mettrai avec Georgette et nous ourlerons à la machine le plus vite possible. Je t’enverrai toujours demain soir 2 nappes et 12 serviettes et je n’expédierai le reste que lundi ou mardi.

J’ai vu chez Maman l’Amiral Maréchal qui m’a dit que l’Amiral de Baumont partirait le 7 février pour Toulon. Il pense qu’on envoie le Vauban pour le désarmer à Saïgon dès que les difficultés seront terminées et qu’on vous réexpédiera par le paquebot. Je souhaite que ce soit le plus vite possible.

Dis-moi comment sera ta chambre ? je suis heureuse que tu ailles dîner chez tes amis, même quand ils ont des femmes, j’ai trop confiance en toi pour penser sérieusement à être jalouse. Je t’aime, c’est tout dire.

C’est une rude corvée que ta mère m’inflige avec ces lettres de quête ! j’en ai lancé quelques-unes aujourd’hui et vais être obligée de m’éreinter à faire des visites toute cette semaine car je ne peux pas quêter les gens chez lesquels je n’ai jamais mis les pieds depuis mon mariage. Je n’ai pas voulu refuser à ta mère mais c’est bien la dernière fois d’ici longtemps que je fais cela. Et puis, allez m’enfermer deux jours dans une atmosphère puante, mon lait ne sera pas fameux.

Au revoir, mon chéri. Louise Calmettes devient volumineuse. Elle n’a pas parue contente de ce que je lui ai refusé d’aller dîner chez elle ou chez Albert Debled ; tant pis. J’ai dit non, c’est non et ne changerai pas d’avis. Alors, elle m’a répondu que puisque je voulais rester dans mes larmes, on m’y laisserait. Tant mieux, c’est tout ce que je demande.

Samedi soir 29 01 1898 – 9 heures

Mon mari bien aimé,

J’ai étourdiment encore adressé ma lettre poste restante. C’est pourquoi je t’ai envoyé une dépêche mais, au fond, je ne le regrette pas car comme le dimanche le facteur ne distribue pas les lettres, tu n’en aurais pas avant lundi matin. J’ai donc bien fait sans le vouloir.

J’ai payé le Bon Marché et paierai encore le port du gros paquet de nappes. Ce sera environ 200 francs que tu me devras. Et je ne donnerai pas un sou pour la rue Drouot. Le port de la vaisselle coûtera chaud en grande vitesse, 250 kilos au moins.

N’oublie pas de m’envoyer le détail de tes comptes le 31. Puis, à partir de février, nous les ferons chacun de notre côté comme ça a été convenu.

Tu me parles de la possibilité de déménager. Je n’en suis pas partisante, voilà pourquoi :

1e  Si j’ai peur, il faut que j’aille habiter dans la maison de Maman et pas ailleurs ; or, il n’y a aucun appartement pouvant me convenir et y en aurait-il un que je ne le prendrais pas car je veux ma liberté.

2e Si je n’ai pas peur, pourquoi ne pas rester ici ?

N’ai-je pas raison ? Encourage-moi un peu, mon chéri car je ne voudrais pas faire tuer quelqu’un de ma famille qui me reconduirait le soir. Paul et Marguerite ont été assez gentils pour louer l’appartement de la Cité Martignac, rue de Grenelle à côté de l’Archevêché (5 minutes de chez moi). Ils pourront toujours me ramener quand j’irai dîner rue de l’université. Et puis, je verrai pour m’arranger à ne jamais accepter un dîner chez tes sœurs sans être sûre qu’on pourra me reconduire.

Dans ces conditions, je ne crois pas déraisonnable de rester où je suis avec mon fils et une vieille bonne.

Bonsoir, je vais au lit, je suis exténuée. Mille baisers

Souris

Dimanche matin 11 h 30

J’avais espéré que le temps me permettrait de sortir ton fils aujourd’hui mais le froid et le vent m’obligent à remettre à demain. J’en profite pour aller à Wissous par 1 h 30. Je reviendrai par 5 h 06. Je n’ai pas pu aller y déjeuner croyant toujours pouvoir sortir Robert. Je me dépêche à présent pour filer.

Le paquet de linge sera porté aujourd’hui à la gare de Lyon et expédié à domicile à l’hôtel. Tout est ourlé à la machine. C’est loin d’être aussi bien qu’à la main mais rien n’est lavé. Dis-moi si tu as reçu les torchons car je ne paierai pas le Bon Marché tant que tu ne les auras pas reçus.
Au revoir, je vais déjeuner, mille baisers, je t’aime

Souris

Envoie la lettre de ton Oncle Frédéric, voilà une enveloppe. Mets 2 timbres pour la photographie.

Lundi 31 janvier 1898 1 h

Mon petit mari chéri, je viens de recevoir ta lettre et elle me fait un peu de peine puisque tu me reproches de ne pas t’écrire assez longuement. Tu vois par tout ce que je t’ai dit que j’avais beaucoup à faire avec ton fils, des visites, etc. Et ce n’est pas ma faute toujours si j’écourte tes lettres. Vois-tu, je continue à être une mauvaise femme, paresseuse qui préfère se coucher le soir au lieu de se mettre à écrire et je ne le ferai plus. Je vais commencer par te raconter ma journée d’hier et ensuite je répondrai à ta lettre.

La matinée s’est passée entre le bain de ton fils, la messe de 11 heures, etc. puis, aussitôt le déjeuner, à 1 heures, je suis descendue prendre le tramway de Montrouge mais comme ta lettre n’était pas encore arrivée, je l’ai attendue et je suis arrivée bien juste à la barrière pour le train de 1 h 50. A Wissous, j’ai trouvé ta mère avec Sophie, Daniel et Berthe, Georges et Fernande. Je t’avoue que j’aurais préféré trouver ta Maman seule car tes sœurs, surtout Fernande m’agacent tellement avec leurs questions et leurs réflexions que j’ai tout le temps envie de les envoyer faire fiche. Fernande ne comprend pas 1e que je t’ai épousé, 2e que je n’aille pas habiter dans la poche de Maman, 3e que je ne parte pas à Toulon, quitte à tuer mon enfant, etc. Tu comprends comme c’est gentil de me dire tout ça. On doit bien penser que j’ai déjà assez de chagrin sans me dire encore des choses désagréables. Je ne me mêle pas de ses affaires et je voudrais bien qu’elle fasse de même. Enfin, je n’ai pas voulu avoir l’air de me fâcher et j’ai rendez-vous aujourd’hui avec Sophie et Fernande pour faire des visites ensemble. Nous partagerons notre voiture en 3. Nous devons aller chez M. et Mme Luneau, L. Laffargue, Panhard, de Forbin Janson, Legrip, etc. J’ai pensé que je pouvais aller chez Mme de Forbin Janson quoique ne la connaissant pas, puisque tu avais eu l’intention de me présenter à elle dernièrement. Demain, j’irai seule chez Mme Guyon. Crois-tu que je doive aller chez Mme Carnot avec ta mère ? J’irai avec elle chez Mme Marbeau. Je suis rentrée de Wissous par le train de 5 h 06. Il y avait beaucoup de monde et nous n’avons pu trouver de la place que debout dans le fourgon à bagages. En arrivant chez moi, j’ai trouvé Maman avec mon fils et elle a voulu m’emmener dîner chez elle pour que je ne dîne pas seule. Après le dîner, je suis passée chez Marguerite où ça n’allait pas bien du tout. Bernadette a une bronchite et le petit Jacques est très pris aussi du nez et de la gorge. Paul et Marguerite se désolaient croyant qu’ils allaient perdre leur fils. C’est bien malheureux quand on a perdu un enfant, on ne vit plus pour les autres. Il est vrai qu’ils n’ont pas la chance d’avoir des mioches aussi forts que le nôtre. La petite Bernadette est si, si délicate que tout est grave chez elle. Enfin, j’espère qu’ils s’en tireront, ce matin, ça va mieux.

Je suis revenue me coucher bien vite ensuite à 9 h et demi et ton fils m’a fait un train jusqu’à 1 h1/2 du matin, qu’il en a dormi ce matin jusqu’à 8 h ½. Il est mauvais comme la peste. C’est un petit bout de rage.

– Je réponds maintenant à tes lettres. Tu es gentil d’avoir pensé à moi chez les Garnier mais tu fais erreur en te demandant si tu as bien fait de te marier. Est-il possible que tu puisses penser une chose pareille ? Toi qui rend une femme la plus heureuse des femmes, tu entends bien « la plus heureuse » et pas « une des plus heureuses ». Je t’aime et je me dis tous les jours que tu me plais parce que tu es bien toi-même, que tu connais ton devoir, que tu m’aimes, etc. Mais assez de bêtises.

– Je n’ai toujours pas mes affaires mais je t’en supplie, n’en souffle mot à personne. Maman croit que je les ai eues comme d’habitude. Je crains épouvantablement d’être enceinte mais je n’en sais rien et te conjure de n’en souffler mot à qui que ce soit. J’ai toujours beaucoup de lait et pas le moindre soupçon de mal de cœur. J’espère donc beaucoup et n’y veux pas penser. Il est très possible que ça retarde puisque je suis nourrice.

– Je serai obligée d’aller les 2 jours à la vente, à moins que tu ne sois là, je m’en dispenserais et prierais ta mère et Lucie de me remplacer.

Joint à la lettre :

24 janvier 98

Je vous envoie ci-joint la somme de 7 francs en un mandat, tout en trouvant profondément singulière votre manière d’agir. Quand on affiche un prix à sa porte, on ne le double pas sur sa note.

J’attends la facture acquittée.

G. Mouchez

49, boulevard Latour-Maubourg Paris

 

A suivre