Bobillette

Mille aiguilles

Par Ariane Chalant

Publié le 4 juin 2025

Elle se sentait attachée sur la table, dans l’irréalité. Mille aiguilles la
transperçaient. Ce n’était pas douloureux. Seule était sensible la
présence du bon géant. Elle était venue là de son plein gré et, ce qui
l’attendait, elle le savait avant d’entrer. L’aléatoire était donc dans la
personne de l’autre, le géant aux yeux clairs dont elle ne savait pas
tout ce qu’il pouvait faire.
Il entra. De sa grosse main délicate, il saisit son poignet et mesura
ses pouls, poux pullulants, pensait-elle. Il la regarda et son regard la
transperça comme une unique aiguille, d’un seul coup, au-delà de la
chair visible. De son index court, plus court que les autres doigts, il
souleva l’échancrure du chemisier, léger tissu qui constituait une si
faible protection. Son doigt parcourait la chair lisse en allers et retours
qui la faisaient frémir à la surface. Plantant une nouvelle aiguille, il
laissa retomber le corsage. Du même geste précis, il souleva le bord
de la culotte, ficha une autre aiguille au bas du ventre. Elle ne
bougeait pas, pensant : ma peine est bien cachée, il ne la verra pas.
Il sortit de la pièce mais son regard flottant dans l’air perpétuait sa
présence et permettait à son fantôme d’exercer son pouvoir
bienfaisant.
Il entra de nouveau. Elle dormait, elle rêvait, elle imaginait tout ce
qu’on pouvait faire avec les six mots clés qui tournaient dans sa tête.
Les classer mais pourquoi les classer ? Fallait-il qu’ils soient rangés
quelque part dans un tiroir ? Du bien-être au plaisir, de la sensation à
l’émotion, du sentiment à la jouissance. Elle pensa que c’était idiot.
Elle sortit d’elle-même et regarda passer son train de pensées.
Il n’y avait plus ni douleur, ni souffrance, ni angoisse, ni mort. Le
géant à lunettes se penchait à nouveau sur elle. Elle ne supporta pas
d’avoir les yeux fermés. Elle les ouvrit avec tant de difficulté qu’elle
fut inquiète de ce qu’il avait pu percevoir pendant la seconde où ses
yeux n’avaient pas pu s’ouvrir. Abandon, repos. Elle le regarda.
Elle l’avait vu, une fois, enlever ses lunettes et se frotter le nez.
Elle avait ressenti une impression de loupe. Ses yeux étaient
immenses, à la mesure de sa stature. Il les cachait derrière des verres
qui les ramenaient à une taille convenable. Cette grande carrure,
debout près de la table, se suffisait à elle-même. Elle avait eu
l’impression, fugitive, qu’il l’avait regardée yeux nus pour la scruter,
l’intimider, la réduire ou la soumettre. Il sortit en disant :

  • Reposez-vous. Je vous laisse encore dix minutes
    Dans un sursaut, elle se redressa :
  • Quelle heure est-il ?
  • Quatre heures, ça va ?
  • Ça va.

Il avait déjà disparu. Elle referma les yeux. Il entra par une autre
porte. Il prit une seringue. A peine un coup d’œil réciproque, il était
sorti de nouveau. Son dos était mouillé. La chemisette à manches
courtes n’allait pas avec la cravate.
Elle était seule avec elle-même. Par moments, garder les yeux
fermés devenait insupportable. Elle basculait dans un précipice.
Aussitôt, elle les rouvrait précipitamment afin de retrouver un
équilibre au milieu des objets bousculés qui se pressaient de reprendre
leur place.
Pour la dernière fois, il entra et dit seulement :

  • Voilà.
    D’un geste sûr, il ôta les aiguilles.
    Elle se rhabilla et dit :
  • Maintenant, on verra en septembre,
  • Très bien.
    Il la raccompagna jusqu’à la porte. Avant de la refermer, il ajouta :
  • Reposez-vous et surtout, dormez.
    Faisant demi-tour, elle s’éloigna sans se presser.
    Quelle étrange injonction !