Bobillette

Partager

Par Ariane Chalant

Publié le 4 juin 2025

Je sais que la langue évolue. Ce qui m’étonne est de la voir évoluer sous mes yeux, de la voir
bouger comme un organisme vivant. Les puristes résistent plus ou moins à la pression exercée
par le nouvel usage, les journalistes pas du tout. Ils n’ont pas le temps, il faut faire vite, toujours
plus vite. On les croirait dans un concours permanent où il s’agirait de prononcer le plus de
mots possible à la minute.


Le premier mot qui me vient à l’esprit est celui que j’ai observé le plus récemment. Depuis des
mois, j’entends et je vois employé le verbe “partager“ dans un sens qui m’écorche le cœur et
les oreilles : “Je te partage“…


Je peux partager un gâteau, une terre, un sac de billes en divisant en parts des objets concrets
qui peuvent se distribuer. Après distribution, la part qui me revient est moindre que l’objet premier
du partage. En revanche, quand je partage des idées ou des opinions, quelque chose d’abstrait, je ne
les divise ni en parts ni en morceaux. Je les partage et non seulement elles restent entières mais même,
elles se multiplient en se diffusant. Cela signifie que j’y adhère. Je partage ton idée équivaut à Je suis
d’accord avec toi.


Il en est de même il me semble, au sens figuré. Elle partage sa tendresse entre tous ses enfants
ou je partage la peine, le chagrin ou l’inquiétude de mon ami, ne signifie pas que nous coupions
en morceaux cette tendresse ni cette inquiétude. C’est une autre manière de dire : Elle donne
toute sa tendresse à chacun de ses enfants ou Je t’accompagne dans ta détresse et je compatis.


Cette nouvelle formulation à la mode, “ Je te partage les photos“ comme un tic de langage endémique,
induit l’idée qu’on partage quelqu’un. Voilà où je m’insurge : un être ne se partage pas.


Je ne te partage pas mon ami, je partage avec toi ce repas. Tu ne m’as pas partagée ni dissoute
dans cette dernière expérience que tu m’as fait partager en me la racontant. J’aimerais en retour,
non pas te partager mais partager avec toi autour de cette question d’actualité, confronter nos
points de vue pour savoir quelles idées nous partageons.


Je refuse de partager quiconque. J’ai hâte de partager avec elle, lui, et avec vous aussi.