Bobillette

Pidie

Par Ariane Chalant

Publié le 27 juillet 2025

Mai 1871

En ces jours où la petite Eugénie fête ses quatre ans, un terrible malheur s’est abattu sur sa famille. La semaine passée, son père, allant retrouver quelques compagnons près de l’école militaire, est tombé sous une balle. Nul ne sait si elle venait des communards ou des versaillais. Le paysage du centre de Paris n’est que désolation. C’est à n’y pas mettre les pieds. Les pauvres gens ont déjà tellement souffert de l’épouvantable hiver de disette. La petite faisait peine à voir, ses larmes débordaient. Sa mère avait les yeux secs et hagards, son visage tremblait. Je n’ai pu que donner quelques sous à la mère pour aider dans les jours qui viennent. La pauvre Marie, avec une enfant si jeune… Si tu avais quelque ouvrage à lui donner, je t’en serais reconnaissante. Elle est très adroite comme je te l’ai déjà indiqué. Ses chapeaux valent largement ceux de la modiste de Montmartre. Mon Dieu, quelle époque  ! …

C’est en ces termes qu’une cliente de Marie relate les événements.

Dans les semaines qui suivent, la petite maison étroite dont Marie et sa fille occupent le rez-de-chaussée, est morose. Marie a froid, de ce froid qui entre à l’intérieur, glaçant le cœur et les os et contre lequel elle ne sait se prémunir. 

Marie vient border Eugénie et lui souhaiter bonne nuit. L’enfant s’empare de la main de sa mère  : «  Ma  petite  maman  !  », à chaque fois surprise de la vigueur de cette main de fillette. L’enfant est gracile et tonique, si lumineuse. Son visage étroit s’enfouit sous sa chevelure brune abondante et désordonnée. Ses yeux étincellent. Ils voudraient enflammer le chagrin de sa mère, le réduire en cendres et réanimer son âme. Elle y met toute la force de sa conviction impuissante. La mère ne s’attarde pas dans les effusions. Elle lisse le drap, sur lequel elle pose les mains de sa fille, ouvertes, paumes sur le drap et sort s’accompagnant d’un  : «  Dors maintenant  ».

Eugénie, dans le noir, se tapit au fond du lit. Elle revoit, comme chaque soir, les scènes qui se sont succédé. Quelqu’un frappe à la porte. Sa mère ouvre et s’entretient à voix basse. Eugénie entend  : «  Mets ta pèlerine  » tandis que sa mère pose à la hâte une cape sur ses épaules. Eugénie sait que quelque chose de grave est arrivé. Sa mère prend sa main, fermant la porte de l’autre. Eugénie marche dans Paris, la main solidement tenue. Tandis que le pas de sa mère s’accélère, celui d’Eugénie se multiplie. Elle court maintenant, elle est fatiguée, elle ne dit mot, elle sait que ce n’est pas le moment de se plaindre. Elle voit un attroupement. Devant une maison, sa mère lui dit  : «  Tu ne bouges pas, tu m’attends là.  » Elle disparaît. Eugénie observe des gens qui l’examinent dans un silence qui pèse sur ses épaules, son front, ses yeux qu’elle ferme pour chasser les regards, et rouvre. Ils sont toujours présents, dardés sur elle. Sa mère apparaît et, muette, lui prend la main. Puis c’est le chemin du retour. Eugénie n’en peut plus. Elle continue à trottiner et se traîne. Elle a peur. Jetant un coup d’œil sur le visage de sa mère, elle n’en voit que les mâchoires tendues et la dureté des traits. C’est à la maison, plus tard qu’elle comprend lorsque le corps de son père est ramené par ses compagnons. Elle ne peut s’empêcher de verser des larmes. Elle veut se blottir dans les bras de sa mère qui la regarde, s’accroupit devant elle, la tenant par les épaules de ses bras tendus, et lui dit  fermement : «Tu ne pleures pas.  » Eugénie emmure en elle le chagrin de sa mère. Alors, avant de s’engloutir dans le sommeil, apparaît le visage de son père, les yeux rieurs, légèrement plissés, lui disant de sa voix grave  : «  Viens ici mon Génie,  que je t’explique ». Eugénie pleure en silence.

La maison est maintenant plongée dans la pénombre. La mère a quitté la chambre de l’enfant, traverse sa propre chambre pour arriver dans la pièce principale. Celle-ci donne d’un côté sur la porte d’entrée, de l’autre sur une porte-fenêtre ouvrant sur une courette d’où provient un vestige de lumière. La mère augmente un peu l’intensité de la lampe. Elle se remet à l’ouvrage, un chapeau à livrer le lendemain et pense aux heures d’attente qu’elle devra encore subir, pour trouver de quoi les nourrir sa fille et elle. Elle trouve sur la table le chiffon laissé par Eugénie où celle-ci a fait ses premiers points avec adresse voici quelques semaines. Il lui semble que c’était dans une autre vie. Elle pense à sa fille, intelligente et curieuse. Eugénie pose des questions à n’en plus finir, auxquelles son père répondait volontiers. Elle l’enverra à l’école prochainement. Elle y trouvera, espère-t-elle, des réponses. Marie ne s’embarrasse d’aucune considération sentimentale. Tenir bon, tel est son unique objectif avoué, concret, qui lui permettra de traverser la minute présente. Vivre au jour le jour, en chassant de son esprit le passé écornifleur et les parasites angoissants de l’avenir, lui apparaît l’unique solution. Elle s’y tiendra. 

Juin 1879

Le seul phénomène que Marie juge immuable, c’est la répétition des saisons. L’aube de l’été ravive en elle une palette de couleurs qu’elle ignore le reste de l’année. C’est seulement à la fin du printemps que sa prunelle saisit les jaunes ardents, les verts tendres et la lumière exaltée par la chaleur. Elle regarde sa fille étrangement. Elle méconnaissait sa fraîcheur et sa maturité qui lui semble avoir fait irruption dans leur vie, une surprise absolue venue récemment, depuis l’anniversaire de ses douze ans.

Marie n’a pas les moyens de laisser Eugénie poursuivre son instruction. Pourtant zélée, Eugénie quitte donc l’école et la question de son avenir se pose. Initiée à la couture, pour laquelle elle manifeste du goût et de l’adresse, la voie semble tracée. Un complément d’apprentissage et particulièrement celui de la broderie, lui plairait. Sa mère est soucieuse de trouver un lieu d’apprentissage correct. Les ateliers ont mauvaise réputation, les jeunes filles y sont trop libres de leurs allées et venues, propices aux mauvaises fréquentations ou bien elles sont exploitées, parfois même maltraitées. Marie a entendu parler d’histoires sordides. Elle veille jalousement sur la sécurité de sa fille, à défaut de veiller sur son épanouissement.

Toutes deux font le tour des ateliers du quartier. Aucun ne déclenche leur enthousiasme. Dans chaque atelier, elles sont reçues, parfois toisées et vite congédiées, sans regret. Eugénie, avec beaucoup de bon sens, sait dire assez vite lorsqu’elles sortent d’un atelier, ce qu’il en est : 

«  Elle crie fort !  

– Eugénie, tu ne dis pas «  elle  » en parlant de Madame la directrice.  »

Ou bien  : 

«  Il fait tout noir là-dedans.  Comment  font-elles pour coudre  ? » La mère ne trouve rien à objecter.

Ou encore  :

«  Quelle agitation et quel désordre. Il y a trop de monde.  Je ne veux pas aller là-dedans.

– Tu sais que ce n’est pas toi qui décidera mais, en effet, cet atelier manque de discipline.  »

Pendant ces jours de quête, la mère interroge, quand l’occasion s’en présente, certaines clientes de confiance. Elles ne savent pas de place disponible. Un jour, cependant, une dame dont la bienveillance ne réside pas dans les bonnes paroles lui indique une personne de sa connaissance que les malheurs de la vie ont obligée à subvenir à ses propres besoins et qui a ouvert un atelier, avec seulement quelques enfants, dans un bâtiment de son ancienne propriété. Il lui semble qu’elle cherche une nouvelle recrue, une de ses ouvrières l’ayant quittée pour se marier. Elle s’occupe elle-même des ouvrages et des apprenties et a une réputation de juste sévérité. L’atelier a quelque notoriété, elle-même y a fait appel pour une robe de baptême qui était de toute splendeur. L’atelier, certes, est assez éloigné.

Marie accepte le mot de recommandation proposé.

Eugénie et sa mère se mettent en route un beau matin d’été. Elles cherchent leur chemin et le trajet leur prend presque une heure. La mère est prête à renoncer tandis qu’Eugénie est guillerette, un peu excitée. En changeant de quartier, elle a l’impression d’être plus grande. La mère pense qu’elle devra accompagner sa fille et aller la rechercher au moins la première année. Du temps à prendre sur son propre travail. Eugénie babille  :

«  Et puis, quand je connaîtrai bien le chemin, je prendrai des raccourcis. Je couperai ainsi le temps.  » La mère sourit.

Lorsqu’elles arrivent, l’entrée n’a rien d’engageant. La porte, ordinaire, jouxte une magnifique porte cochère d’un bel immeuble. Elles s’engagent dans cette porte basse. Dès la porte d’entrée passée, elles entendent des rires. Elles échangent un coup d’œil fugace. Elles s’avancent vers l’unique porte du rez-de-chaussée et frappent. Une dame, habillée de noir elle aussi, ouvre la porte. La mère d’Eugénie se présente tandis qu’Eugénie fait une discrète révérence, du meilleur aloi, sans que sa mère l’en ait priée au préalable. Mère et fille entrent dans un espace lumineux, tout le fond de la pièce est constitué d’une verrière donnant sur un jardin. Quatre fillettes sont appliquées à des tournures de robe ou des dessous délicats. Après les civilités et la présentation de la lettre de recommandation, Madame Barante invite Eugénie et sa mère à s’asseoir dans un coin sombre de la pièce aménagé en bureau, entouré de quelques chaises. 

L’accueil de Madame Barante est avenant, sa voix est pourtant blanche, comme impersonnelle, dénuée de tout sentiment. Très vite, inutile de perdre son temps, n’est-ce pas, elle donne à Eugénie, à titre d’essai, un ouvrage en train, un linge fin, superbement ajouré à sa base.

Tandis qu’Eugénie, installée à une table, est à sa besogne, que les adultes devisent, les petites dévisagent, à la dérobée, la nouvelle venue. Eugénie sent ces regards portés sur elle. Elle n’y décèle aucune hostilité, plutôt de la curiosité. Elle se garde de lever le nez, achève la tâche qui lui a été confiée. Elle vient porter le vêtement, non sans l’avoir au préalable soigneusement plié. Madame Barante qui a observé les mains fermes et déliées tenir le tissu avec délicatesse, a vu l’enfant travailler tout en parlant avec la mère qui raconte, brièvement qu’elle l’a élevée seule et lui a appris la couture, étant modiste de son état. Madame Barante apprécie le travail et fait parler l’enfant  :

 » Votre mère me dit que vous avez du goût pour la couture qu’elle a commencé à vous enseigner et que vous y êtes adroite.

– Je ne sais, Madame, je fais de mon mieux.

– Voilà qui est bien. Avez-vous déjà mené un ouvrage de bout en bout ?

– Non, Madame, je n’en ai pas eu l’occasion mais j’aimerais apprendre si telle est votre bon vouloir.  »

S’adressant à la mère  :

«  Cette jeune file me paraît pleine de vitalité. Est-elle toujours aussi phraseuse  ?

– Ma fille est un peu vive, il est vrai mais c’est une bonne enfant. Je lui dis parfois de rabattre le ton tant elle parle avec assurance qui pourrait être prise pour de l’impertinence. C’est une enfant curieuse d’apprendre et sérieuse à l’ouvrage.

– Nous verrons cela. Dites-moi, est-elle de bonne compagnie au moins  ?  »

Eugénie intervient  :

«  A l’école, nous étions engagées à nous entraider lorsque cela était nécessaire.

– Bien, mais je ne m’adressais pas à vous, Mademoiselle, que je sache  !  »

La mère a un regard désolé vers sa fille.

«  Madame, vous verrez à l’employer que vous pourrez compter sur elle.

– Bien, Madame, Mademoiselle, il me reste à vous énoncer les habitudes de la maison.  »

Madame Barante donne les règles, les horaires six jours sur sept, le repas de midi assuré sur place, la bonne tenue exigée, la ponctualité et l’assiduité, le respect des échéances, la qualité irréprochable du travail. Elle veille en personne à la perfection des ouvrages et fait recommencer autant de fois que nécessaire pour y aboutir. Elle est seule juge du temps d’apprentissage nécessaire.

«  Est-ce bien entendu  ? Voulez-vous repasser jeudi, ou plutôt vendredi. Ma raison sera faite.

– Nous repasserons, Madame.

– Une dernière précision  : pour commencer, le travail en silence est de rigueur. Lorsque je vous jugerai assez assurée pour ne pas lever l’aiguille en parlant, vous aurez la possibilité de vous entretenir avec vos compagnes à certains moments.  »

Marie sourit à cette évocation qui adviendra, elle en est à peu près sûre, dès les premiers jours.

Dans les regards croisés d’Eugénie et de Madame Barante, le courant est passé.

Mère et fille quittent le lieu n’osant échanger, de peur de contrarier le sort. Elles sont implicitement d’accord malgré, pour la mère, l’éloignement. Eugénie a été intriguée par un objet volumineux recouvert d’une housse.

«  Qu’est-ce que c’était  ?  » demande-t-elle à sa mère.

«  Je ne sais pas. Une machine peut-être. J’ai entendu parler de ces machines qui cousent mécaniquement. Tu auras peut-être l’occasion d’interroger Madame Barante, poliment s’il te plaît, Eugénie.  »

L’essai a été concluant. Les deux femmes se sont mises d’accord. La mère accompagnera Eugénie jusqu’à ce que celle-ci puisse faire le trajet seule. Eugénie commencera la semaine suivante.

Dès le premier jour, Eugénie a posé la question de la machine à coudre à Madame Barante qui lui a expliqué que la machine permettait de faire les coutures mécaniquement, plus rapidement qu’à la main. Madame Barante avait ajouté  :

«  Mais vous n’en êtes pas là, Mademoiselle. Vous aurez tout le temps de voir cela ultérieurement quand vous maîtriserez parfaitement la couture manuelle, d’autant que cette machine fait des points grossiers et qu’on ne peut l’employer avec tous les tissus, en particulier aucun tissu fin ni soyeux.  »

Eugénie travaille aux côtés d’Alphonsine, de Félicité, de Marinette et de Louise. Les heures s’écoulent rapidement, bien occupées et Eugénie s’applique de son mieux. Le jour se lève tôt, la marche dans Paris est agréable et Eugénie raconte à sa mère les plus infimes péripéties de sa vie d’apprentie, qui prennent dans sa bouche valeur d’aventure. Un tissu taché, un ourlet imparfait, le rhume d’une apprentie, se transforment en épopée décrite dans ses moindres détails sur un ton si enjoué que Marie a l’impression que pour Eugénie, la vie est une succession de facéties. Ses questions d’enfant se sont taries, au profit d’une capacité à l’étonnement sur le monde qui l’environne.

A l’atelier, Eugénie caillette souvent et Madame Barante, inlassablement la fait taire. Eugénie a une vivacité qu’elle a beaucoup de mal à contenir malgré les bonnes résolutions qu’elle prend chaque jour.

Elle apprécie les jours travaillés, beaucoup plus nombreux que les jours chômés. Elle se lève le matin, le sourire aux lèvres, toute au plaisir d’aller rejoindre ses compagnes. Elle aime ce qu’elle fait et ne compte guère ses heures lorsqu’il s’agit d’une commande urgente. Elle se sent bien à l’atelier, est toujours prête à se proposer, quelle que soit la tâche à accomplir. Pourtant, la journée de travail est longue et rude avec une courte pause à l’instant du déjeuner. Madame Barante décèle chez elle un étrange contraste entre insouciance et sérieux, une petite fille tôt mûrie pense-t-elle. Elle lui confie volontiers des ouvrages délicats, en toute confiance. Elle veille cependant à alterner les travaux raffinés et les pièces ordinaires afin que la petite ne sente pas hors du rang. Madame Barante ne manifeste aucune marque particulière à l’égard d’Eugénie. Elle ne se contente pas d’apprendre un bon métier à ses apprenties. Elle se tient en relation avec les parents ou les tuteurs et suit l’évolution des enfants jusqu’au-delà de leur sortie définitive lorsqu’elles veulent lui donner des nouvelles. Une véritable affection la lie à ses apprenties et à ses ouvrières. Elle n’en surveille pas moins de façon stricte, leur tenue et leur travail. La réputation de son atelier repose sur cette excellence.

A la sortie de l’atelier, les fillettes s’égaient. Elles jabotent toutes en même temps, s’animant et s’exaltant, riant d’un rien. L’application tendue accumulée dans la journée se relâche. Alphonsine et Félicité s’en vont d’un côté du boulevard, tandis qu’Eugénie, Louise et Marinette l’empruntent en sens inverse. Eugénie effectue maintenant, sans le secours de sa mère, le trajet qui la sépare de la maison, accompagnée par ses amies sur une bonne partie de son trajet.

Les jours ont raccourci puis rallongé. Eugénie a pris, instinctivement, un pas de parisienne, plus rapide, petit chaperon brun traçant sa route au milieu de la foule. Elle est devenue circonspecte, un peu plus silencieuse. Elle se pose maintenant à elle-même, les questions qu’elle posait, petite, à son père. Parfois, elle trouve des réponses, parfois, elle se les pose devant sa mère qui l’écoute débattre et argumenter avec elle-même. Elle ne s’attarde plus sur les vétilles quotidiennes, a davantage à raconter, quand elle rentre, sur les quartiers qu’elle traverse que sur l’atelier, sur les comportements qu’elle trouve parfois étranges, que sur les événements.

«  J’ai rencontré Monsieur Untel. Il ne me voyait pas. Je l’ai salué. Il a mis quelques secondes à réagir. Il a grogné et a poursuivi sa route. Je ne comprends pas. S’il est soucieux, je n’y suis pour rien. Il aurait pu me reconnaître et me donner quelques nouvelles de sa fille. Tant pis pour lui, après tout.  »

Marie, elle, tente de partager avec sa fille les événements importants, comme l’aurait fait son père qui commentait pour elle le journal qu’il lisait, l’enfant sur les genoux, comme si elle pouvait comprendre. Marie voit encore Eugénie regarder son père parler et répétant certains mots qu’elle semblait trouver jolis ou qui la faisait rire.

Marie interroge sa fille :

– «  Je viens d’apprendre que le 14 juillet a été décrété Fête nationale et qu’il sera chômé. L’atelier sera fermé ce jour-là.  Madame Barante vous en a-t-elle dit un mot  ? 

– Ah oui  ! elle nous en a parlé. J’avais oublié. Qu’est-ce qui se passe ce jour-là  ?

– Un défilé est prévu autour du nouveau drapeau français tricolore qui sera remis à l’armée.

– Il y aura une fête  ?

– Sûrement. On parle d’un concert au jardin des Tuileries et d’autres fêtes locales avec des feux d’artifice.  »

Quelques jours plus tard, Eugénie, en rentrant, décrit l’agitation qu’elle a décelée dans les rues. Les fêtes se préparent un peu partout dans les quartiers, qui sont nettoyés, décorés par les habitants. Sa mère lui semble sombre. Ses termes sont avares. Eugénie l’interroge. Marie se sent la voix glacée quand elle dit :

«  J’ai aussi appris que les communards viennent d’être amnistiés.  » 

Eugénie scrute le visage de sa mère. Lorsque celle-ci adopte ce ton rude qui se veut impassible, elle sait qu’il s’agit de quelque chose qui concerne son père, de près ou de loin. Pour aucune autre cause la parole de sa mère n’est aussi étouffée. Celle-ci l’a tenue soigneusement éloignée des amitiés engagées de son père. Remue-toi, Maman, c’est fini, tout cela, pense-t-elle. Regarde devant, je t’en prie. Nous avons beaucoup à faire. La vie nous attend. Dis-moi, à qui, à quoi sert ta tristesse ? Au lieu de quoi elle s’entend dire  :

«  Et alors ma p’tite Maman, ça se termine bien, tant mieux. Regarde comme il fait beau. Veux-tu que nous allions nous promener  ? »

Juin 1885

Eugénie est passée insensiblement du statut d’apprentie au statut d’ouvrière. Du haut de ses dix-huit ans, Madame Barante la sollicite maintenant pour diriger les travaux des plus jeunes. 

Toujours gracile et pétulante, les yeux noisette, brillants d’une lueur permanente pleine d’une curiosité vivace, elle possède une joie de vivre communicative. De taille moyenne, elle a d’abondants cheveux bruns longs, très souples et parfois un peu fous, séparés par une raie médiane, en partie ramenés sur le haut du crâne, ce qui dégage le front ; le reste est tenu dans un filet reposant sur les épaules ou bien rassemblés en une lourde tresse. Elle marche d’un pas assuré, a des mains extraordinairement adroites, agiles, parfois agitées. Les années d’apprentissage ont été des années heureuses. Sa vie est rythmée, le travail, l’église où elle accompagne sa mère, en particulier le dimanche, plus souvent pour rendre grâce que pour demander ou se plaindre, et ses inlassables promenades, en compagnie d’amies, dans Paris qu’elle explore et découvre avec un plaisir qui se voit au rosissement de ses pommettes.

C’est le printemps. Eugénie vient de fêter ses dix-huit ans. Il fait chaud. Pour épargner les tissus qu’elle ornemente, elle a mis sur son front un bandeau qui épongent les perles qui sourdent.

Le carillon de la porte résonne. Madame Barante occupée à monter un ouvrage, demande à Eugénie de bien vouloir ouvrir. Un serviteur de maison, vient prendre livraison des atours de sa maîtresse. Eugénie lui donne la parure. Il repart. Il l’a regardée mais ne semble pas l’avoir vue. Elle a évité de le regarder et l’a vu. 

A la sortie de l’atelier, Louise l’interpelle, un sourire aux coins des lèvres  :

«  Tu as vu le coursier  ?

– Je l’ai aperçu, oui. Qu’est-ce qu’il avait de spécial  ?

– Eh bien  ! tu ne t’es pas vue l’observer, mine de rien !

– Non, qu’est-ce que tu vas chercher. Il avait belle allure c’est vrai, poli avec ça. Il a attendu patiemment que j’emballe la robe dans le carton.

– Et alors  ? Ils font tous comme cela. Non mais dis donc, ma parole, tu ne t’es pas rendue compte, je te dis que tu l’as dévisagé ! 

– Ah bon  ? Tu es sûre  ? Oh là là  ! je n’aurais pas dû, ce n’est pas bien. Je n’ai pas fait attention.  »

Louise se met à rire  :

«  Arrête Eugénie. Cela n’a pas d’importance. Tu me fais rire, tu es naïve. Nous ne le reverrons peut-être jamais.  Et quand bien même. Est-ce que tu viens avec moi au bal à Nogent samedi soir  ? »

Le soir, Eugénie raconte à sa mère l’épisode, aseptisé  :

«  Un coursier de maison est venu aujourd’hui à la boutique prendre livraison de la robe du soir de Madame de Rouvier, sur laquelle j’ai travaillé tous ces jours derniers. La robe est magnifique, le coursier aussi, pense-t-elle sans le formuler à haute voix. Je suis contente du résultat. Et puis, Louise m’a encore conviée à aller danser à Nogent avec ses amis. J’ai refusé. 

– Pourquoi donc  ? Sors un peu avec tes amies.

– Je n’en ai pas envie cette fois. Ma petite Maman, dimanche, nous ferons juste une promenade aux Tuileries. 

Eugénie est troublée. Ses pensées prennent la forme d’une inquiétude. Je dois te ménager. Tu dis sortir avec plaisir et j’observe que tu ralentis de plus en plus souvent le pas, surtout à l’approche d’escaliers. Qu’est-ce que tu as, Maman  ? Pourquoi es-tu si fatiguée ? Serais-tu malade  ?

– Tu ne te sens pas bien  ?

– Si, juste un peu fatiguée ces temps-ci.

Le dimanche qui suit, Marie renonce à sortir. Elle encourage Eugénie à sortir avec ses amies. Eugénie, Louise et Marinette sont allées jusqu’à l’église Sainte Geneviève pour voir la dépouille de Monsieur Hugo. Elles ont traversé le jardin du Luxembourg pour arriver jusqu’au Panthéon.  Elles ont attendu longtemps et n’ont finalement pas pu approcher. »

Eugénie décrit à sa mère la foule, à la fois bavarde et recueillie, les efforts qu’elles ont déployés pour se frayer un chemin, l’impossibilité d’approcher.

A deux reprises, dans les semaines qui suivent, le coursier vient à l’atelier. Il n’est pas servi par Eugénie. Il la cherche du regard et l’admire, penchée sur sa couture, ou la reconnaît, de dos, en train de coudre à la machine.

Louise ne retient aucune de ses moqueries affectueuses. Eugénie, songeuse, la laisse dire. Comment sait-elle  ? Je ne sais pas, moi, s’il vient par prétexte pour me voir comme le prétend Louise.

Puis, un soir, quelques semaines plus tard, il traîne négligemment à l’heure de la sortie des ouvrières. Il voit les jeunes filles passer le porche, seules ou en groupes. Pour la plupart, elles rient, apparemment insouciantes. Il aperçoit Eugénie, n’ose s’approcher. Il la suit à distance puis renonce.

«  Ah, cette fois, tu l’as vu  !  » s’empresse de commenter Louise.

«  Oui mais il ne s’est pas présenté.

– Il le fera… une prochaine fois…  » Louise rit de bon cœur et Eugénie sourit, pleine de confusion et d’espoir.

Il est de nouveau présent quelques jours plus tard à l’heure de la sortie et, cette fois, s’approche  :

«  Bonsoir, Mesdemoiselles, je me présente, Jules. Puis-je vous raccompagner  ?  » 

Marinette et Louise sont aux côtés d’Eugénie. Pourtant, il n’y a pas d’ambiguïté. C’est à cette dernière qu’il s’adresse. Elle a une seconde d’hésitation, il n’est pas convenable qu’elle rentre chez elle accompagnée par un jeune homme. Ses amies avancent de concert. Eugénie est réservée, Louise prend l’initiative de la conversation  :

«  Nous vous avons vu à l’atelier, n’est-ce pas  ?

– En effet, j’y étais venu prendre une commande.

– Je me souviens. C’était la robe de Madame de Rouvier puis encore une autre fois.

-Vous êtes observatrice et vous avez bonne mémoire, Mademoiselle. »

Louise sourit, Eugénie est toujours muette.

A quelque distance de là, Céline embrasse ses compagnes, dit «  Bonsoir, Monsieur  » et bifurque. Jules ne saurait poursuivre. Il les salue en ajoutant  :

«  Pourrais-je vous revoir  ?  ».

Le lendemain, les rires fusent. Eugénie est candide. 

Ils se revoient. L’année suivante, Eugénie, à dix-neuf ans, devient Madame Jules Larapidie. Ils habitent dans la petite maison. Jules n’y est pas tous les jours. Il est parfois réquisitionné en soirée et retrouve alors son ancienne chambre chez ses patrons.

Le plaisir d’Eugénie de se promener dans Paris est renforcé par la connaissance que Jules a de la ville. Il connaît Paris mieux qu’Eugénie. Engagé très jeune au service de la famille de Rouvier, il est devenu homme de confiance pour toutes les courses délicates de la maison.

Paris est sans cesse bouleversé. Eugénie est insatiable. Jules a presque toujours l’avantage sur elle. Lorsqu’il l’emmène voir de nouveaux quartiers prestigieux, il y a déjà accompagné Monsieur et Madame de Rouvier. Ils parcourent des kilomètres dans Paris qui change de visage. 

Eugénie quant à elle, profite aussi des livraisons qui lui sont confiées pour se dégourdir les jambes. Pourtant, elle est parfois en peine. Paris est poussiéreux et sale par mauvais temps. Elle a alors l’autorisation de prendre une voiture pour ne pas abîmer le fruit de longues heures de travail. Pour n’en pas prendre, il faudrait renoncer à sortir par la boue. Ainsi, un jour où Eugénie est allée livrer une toilette, elle fait la première partie du trajet à pied et en omnibus. Elle est si sale cependant qu’elle n’ose se présenter. Elle se sent obligée de faire cirer ses bottines dans la rue et de demander une brosse à habits chez la concierge. Sa robe a mis ensuite deux jours à sécher.

Pendant des années, ils sont à l’affût des nouveautés. La tour de Monsieur Eiffel, clou de l’exposition universelle fait les délices d’Eugénie. Elle est comme une enfant, pommettes rosies, battant des mains, ne pouvant retenir sa joie et son admiration. Jules rit de tendresse débordante. Ils voient rouler les premières voitures sans chevaux, appelées autotaxis sur des rues qui ne soulèvent plus la poussière.

Juin 1896

Jules et Eugénie sont heureux. Cependant, leur bonheur n’est pas complet. Voici dix ans qu’ils sont mariés et point d’enfant à l’horizon. Les années ont passé. Eugénie seconde maintenant Madame Barante à l’atelier. Elle s’occupe autant des jeunes apprenties que des comptes et de la correspondance avec les fournisseurs et les clientes. C’est à Madame Barante qu’elle confie son chagrin de ne pas avoir d’enfant et celle-ci la rabroue  :

«  Allons, Eugénie, je vous ai connue plus patiente. Vous entendez-vous bien avec votre mari  ?  »

Madame Barante a toujours parlé directement, dans le travail comme pour la vie privée, sans intrusion et sans détour. Eugénie sait  que la question est précise. Elle rougit un peu et répond affirmativement, elle aime son mari et se sent bien avec lui.

«  Alors, soyez un peu patiente, attendez les bienfaits de la nature. Il va venir cet enfant. Quel âge avez-vous ? Vingt-neuf ans, vous êtes jeune encore.  »

C’est à ce moment que Marie tombe malade. Eugénie la soigne, a mille attentions pour lui éviter de souffrir. Malheureusement, le mal est incurable, et très douloureux. Marie meurt rongée par son mal. Eugénie ne pleure pas. Il y a bien longtemps qu’elle ne sait plus pleurer. Son chagrin est allée en elle, rejoindre l’autre, enfoui il y a des années.

Quelques mois plus tard, et alors qu’Eugénie va bientôt avoir trente ans, voici qu’un enfant s’annonce. Le bonheur d’Eugénie est saisissant. Elle, si vive et enjouée, acquiert tout à coup comme un centre de gravité tranquille et épanoui. Elle écrit à son amie Louise, mariée elle aussi et mère d’une déjà nombreuse famille, qui s’empresse de lui rendre visite.

Dans cette période, Jules s’absente souvent, requis par son travail. Eugénie le supporte moins bien. Elle a besoin de lui. Elle se sent submergée par des émotions inexprimables. Sa joie est parfois mâtinée de mélancolie. Elle est éblouie par son état, comme un cadeau du ciel qu’elle ne croyait plus possible, une grossesse enchantée, un bonheur ignoré d’elle.

L’enfant arrive et avec lui, une nouvelle vie. Eugénie cesse d’aller régulièrement à l’atelier, tout occupée de son petit Pierre.

Mai 1916

C’est le quarante-neuvième printemps d’Eugénie et c’est la guerre qui ne devait durer que quelques mois. Son fils Pierre a été enrôlé. Elle a reçu la veille une lettre de son fils, une lettre pleine de vie, écrite il y a plus de trois semaines. Il avait passé une bonne soirée, malgré le froid et la peur, pour conjurer la peur peut-être. Eugénie relit la lettre dix fois. Le ton est joyeux, léger, presque badin, inhabituel. Il y raconte les facéties de ses compagnons d’infortune. Aucune trace d’angoisse ni de détresse. Est-ce que le ton joyeux est délibéré  ? 

A bien y penser, Eugénie ne pense pas que le ton joyeux de son fils fut délibéré. D’autres courriers étaient plus posés, plus construits, écrits dans le but de la rassurer, pas celui-là qui la fait sourire et même rire à l’évoqué de certaines images qui surgissent des mots écrits.

Elle est en train de relire cette lettre pour la nième fois. Jules lui a dit  : «  Cesse. Tu la sais par cœur  ». Elle répond  : «  En effet.  » Elle continue cependant à apprendre avec ses doigts le papier qu’il a touché et avec son nez l’odeur de là-bas. Il n’y a pas d’odeur de poudre dans cette lettre. C’est bon, c’est si bon.  »

Ce matin, Jules est parti à ses affaires et elle s’apprête à sortir. Au moment où elle enfile son manteau, on frappe à la porte. Elle s’étonne et son cœur sait d’emblée qui rien de bon ne vient à cette heure, que ce qui vient n’appartient pas à la vie. Instinctivement, elle prend une grande inspiration avant d’aller ouvrir. Elle y va d’un pas tellement lent qu’il en est solennel. 

«  Non, mon Dieu, je vous en prie, pas lui, pas cela.  » Elle contrôle son allure, elle se sent oppressée. Elle s’oblige à respirer lentement. Elle façonne un visage présentable qui se fige. En elle, tout s’est déjà figé, le vide s’insère, met en suspens, empêche d’anticiper. Son cœur s’arrête et bat plus fort, son souffle est court et s’approfondit, ses gestes ralentissent et deviennent maladroits. Elle ne voit rien en dehors de ce qui va surgir de la porte d’entrée. La déglutition s’arrête, la gorge est sèche, le teint juste un peu plus pâle. Le pas est si lent maintenant qu’il en est saccadé. La fluidité l’a désertée en même temps que la douceur des gestes. Le temps de traverser la pièce, entre le coup de heurtoir et le moment précis où elle ouvre la porte, elle a compris.

«  Messieurs  » dit-elle en inclinant légèrement la tête.

Elle en a déjà entendu parler de ces annonceurs, dans les familles alliées ou amies. Professionnels à défaut d’avoir pu se barder, les gendarmes tendent une lettre. 

«  Madame. Au nom de la République française … Pierre … champ d’honneur.  »

Le temps s’arrête, se fixe sur l’incrédulité. Le saisissement de l’annonce, la cruauté, l’état de sidération qui protège de la folie du chagrin et, immédiatement, le dédoublement de tout, de personnalité, de comportement. Alors se met en chantier la vie à deux vitesses, un état qu’elle retrouve d’une période antérieure, du jeune âge et dont elle ne s’est jamais départie tout à fait. C’est le printemps. C’est chaque fois le printemps. Elle est pétrifiée, sidérée, et simultanément adaptée, efficace. Elle profère une banalité, peut-être un remerciement alors que les sentiments se sont enfouis, ne pas sentir, ne pas ressentir.

Dans l’instant, elle est arrivée au-delà des mots, dans l’indicible. La défaillance suprême est advenue. La chair de sa chair, partie avant elle, dans une incohérence et une injustice, dans l’anachronisme. Aucun mot ne peut rendre compte de ce qu’elle éprouve, de cette perte qui rejoint l’avant des mots. Elle sait que les mots sont inutiles, impuissants à rendre compte du blanc intérieur qui s’étend à l’infini.

Alors, elle fait. Il reste cela, les actions, les tâches minutées, quotidiennes, le seul moyen de survivre à cette empreinte indélébile. Elle survit et la mort est d’abord ce blanc, ce vide, cette absence, ce manque, cette défaillance.

Mai 1917

C’est Jules qui a eu l’idée du déménagement. pour les cinquante as d’Eugénie, il lui a proposé de quitter cette petite maison parisienne, au moment où son patron de toujours lui propose de devenir gardien de la propriété qu’il a à la campagne. Jules a pensé que cela lui ferait du bien à elle, à cette femme, sa femme aimée depuis longtemps, qu’il sent s’éloigner. Elle a tant de mal à surmonter l’épreuve qui en est une pour lui aussi. Il était si fier de son fils mais il sent bien qu’un cœur de mère a une chair vulnérable. Il l’a soutenue comme il a pu, restant proche, enveloppant et prévenant. Il n’a pu empêcher qu’elle perde l’étincelle qui s’était allumée au moment de la naissance de Pierre. Elle est incroyablement belle, le visage avenant et accueillant. Souvent il la contemple alors qu’elle a le regard ailleurs, en suspens, dans les profondeurs d’un monde qui lui est inaccessible. Elle peut rester de forts longs moments le regard ainsi perdu. Jules pense que si ses yeux se posaient sur de beaux arbres, sur un ciel de campagne, sur des murs qui n’ont pas connu Pierre, ils se revigoreraient. 

La vie est là. Jules sait la chance d’être tous les deux en bonne santé et soudés. Même lointaine, il sent qu’Eugénie s’appuie sur lui, qu’il compte pour elle, qu’elle a besoin de lui pour sauvegarder son équilibre et il la sait forte aussi et solide. Petit-Pierre est allé rejoindre ses grands-parents qu’il n’a pas connus. Il sait qu’ils sont tous ensemble, veillant sur Eugénie si fragile et si forte, si souriante et si triste. 

Il la connaît bien. Aucun mot ne peut effacer ce manque-là. Il le respecte d’autant plus que sa propre vie a tellement changé depuis la mort de Pierre. Il sait que le moment est venu de changer d’horizon et d’activité à la fois pour ses problèmes de vue, pour leur vie à deux, pour s’éloigner de ces montagnes de silence qui séparent toutes ces mères meurtries. Il ignore si pour Eugénie les mots reviendront un jour. Il sent qu’à l’endroit en elle où elle portait leur enfant, le corps s’est mis à souffrir d’absence, la chair a été abandonnée pour la seconde fois, définitive. Jusqu’à la fin, tous deux chériront un absent qui n’a plus besoin de rien et cette inutilité pour son enfant fait partie de la souffrance. L’inquiétude a déserté, l’essentiel est parti. Jules pense parfois que s’ils avaient eu d’autres enfants, il en aurait été autrement et en même temps, il sait que cela aussi est une illusion. Aucun enfant ne peut en remplacer un autre. Comme un balancier, sa pensée bascule. Jules pense qu’heureusement ils n’ont eu qu’un fils, un second fils aurait pu aussi bien leur être pris ou une fille pour toute autre raison de maladie. Ils en avaient vu de ces enfants morts en bas âge. Jules rendait grâce d’avoir pu profiter d’un fils qu’il aimait, estimait et qui lui manquait à lui aussi. Il s’en remettait au Seigneur tout-puissant qui leur avait octroyé ce fils comme miraculeusement, à un moment où ils ne l’attendaient plus, et qui leur avait repris.

Lorsqu’ils déménagent, pour Eugénie, c’est le printemps de la cinquantaine. Elle est restée une grande femme qui se tient droite. Juste, son visage s’est arrondi, sa taille n’est plus aussi fine, son habillement s’accorde avec ses nouvelles formes. Elle a toujours su ce qui lui allait, sans être coquette ni sophistiquée. Sa mère le lui avait transmis en lui confectionnant ses toilettes au fil des ans. Elle a souvent un petit accessoire qui raffine sa tenue simple, un col, des revers de manche à boutons ou une broderie discrète sur son habit noir de deuil. Elle garde son allure dans la simplicité. Sa stature lui donne de l’autorité. Elle a de plus un visage très doux, qui accompagne sa carrure, et ne passe pas inaperçue. Elle a une tenue impeccable.

Eugénie est parisienne. Elle découvre avec surprise qu’on peut vivre à la campagne. Elle se sent très éloignée de Paris, de sa base, de son foyer en quelque sorte. 

Pour Eugénie, la différence avec Paris, qu’elle a eu un peu de mal à quitter, est le fond sonore. A la campagne, chaque bruit s’entend  : le vent dans les feuilles, les oiseaux, les insectes. Chaque bruit est identifiable et d’autant plus aigu. Elle entend encore parfois les bruits de la ville dans sa tête. Ce sont des bruits lien, continus alors qu’à la campagne, ce sont des bruits rupture, chacun différent du précédent. Elle s’est habituée. Elle n’a d’autre jardin que le parc, les allées gravillonnées, le bois, les arbres. Aucune fleur du côté de la maison du gardien. Elle ignore d’ailleurs tout du jardinage. Ses mains connaissent les étoffes, pas la terre et ses doigts ne sont plus si agiles.

Les premiers temps, elle a été désemparée par cet environnement. Le village est très proche, la boulangère, le cordonnier qui a son étal sur la rue, vivant dans une seule pièce avec toute sa famille. Elle les salue et parle avec eux à l’occasion. Le contact est formel, une relation de bon voisinage. Elle va jusqu’à l’église. La gare est loin pour ses amies qui viennent la voir. Elle-même au début va régulièrement à Paris et puis de moins en moins. Elle fait encore quelques ouvrages pour rendre service. Avec ses mains moins déliées, elle prend son temps. 

Il y a un avant et un après et, entre les deux, des événements qui se confondent. Elle saute à pieds joints sur la date fatidique et, tout de suite, elle déménage, une nouvelle vie, sans Pierre. L’avant c’est comme une autre vie qui appartient à quelqu’un d’autre, que quelqu’un d’autre a vécu. Elle ne se souvient de rien et ce qu’elle en dit ou en raconte, elle l’invente au fur et à mesure que les mots doivent sortir de sa bouche. Il paraît qu’elle avait une mère. Elle est dans une autre vie, une vie où il n’y a pas Pierre. Une vie avec d’autres qui sont en dehors d’elle. C’est toute la différence. Pierre est à l’intérieur parce qu’il n’est plus nulle part à l’extérieur. Il a débordé son enveloppe. Elle se demande comment l’esprit, l’esprit d’un être a une telle puissance. Elle ignore comment nommer son état. Elle peut dire «  la mort de Pierre  » car c’est alors l’événement qui prime. Or, l’événement proprement dit est oublié. 

Plus jamais est une conjugaison, un inventaire, une litanie infinie. L’événement est oublié et il reste ce qui manque et le visage avec sa mobilité s’estompe derrière les images fixes. Non, elle vient de le voir sourire de tous ses yeux qui se fermaient quand il riait. C’est de là que part le mouvement. C’est au moment où s’arrête celui de Pierre que le sien se met en marche. Bouger, changer, se mouvoir pour ne pas mourir, pour ne pas se figer. Et dedans, comment est-ce dedans  ? 

Où est-il vivant de toute la force de son esprit, de ses plaisanteries, de sa voix grave et veloutée, de tout ce qu’il sentait avec acuité, de ses joies de bon vivant, à la fois terrien et aérien  ?

Ce qu’elle raccroche de son ancienne vie, ce sont des bribes éparses et répétitives dont elle ne sait plus si elles ont été réelles. Elle recrée la vie d’avant . Elle appelle à la rescousse ses «  aimant  » et ses «  aidant  ». Sa mère en fait partie, son père si lointain, aussi. Elle les voit ceux qu’elle a aimés et qui l’ont aimée, dans les nuages et parfois dans les étoiles qui sont rares dans le ciel parisien. Les nuages, eux, sont là et l’assurent de leur présence, le jour, la nuit. Elle pense qu’ils sont plus nombreux là-haut que la poignée qui l’entoure sur terre. Elle se demande comment ils communiquent entre eux, comment ils se sont reconnus parfois sans se connaître, dans la lumière commune où chacun a ses protégés sur terre où se poursuit la vie incarnée dans l’espace et dans le temps. Elle ignore de quoi est faite cette vie-là. Elle renonce à savoir, et à parler.

Dans les mois qui ont suivi la disparition de Pierre, quelque chose s’est transformé en elle dont elle prend conscience sous forme d’une pensée obsédante  : ceux que l’on aime disparaissent, l’amour et le désir qu’elle a pour son mari sont devenus dangereux. Ce matin, Eugénie se sent mal physiquement, oppressée et sa tête est pleine de Pierre. Elle s’aperçoit que son image se superpose à son visage. Elle entend sa voix qu’elle n’avait pas entendue depuis longtemps. Elle a oublié le grain de sa peau et son odeur d’enfant blond. Elle a perdu ces essences. Seul lui reste ce vide inscrit dans le corps, qui ne s’est pas comblé avec les mois. La vie qu’elle avait préparée et nourrie, dont elle s’était réjouie pendant dix-neuf ans, pour laquelle elle s’était inquiétée, s’était évanouie, laissant sa trace en relief dépressionnaire ou comme un négatif pour une photographie. Il lui semble que les craintes et les appréhensions d’avant la perte étaient des illusions, que la vie elle-même était une illusion. Marie a veillé sur sa fille unique. Eugénie a senti le poids de cette veille sur ses épaules. Elle était unique aux yeux de sa mère et elle avait à relever ce défi, se montrer à la hauteur des espérances maternelles de vie. Elle pense aujourd’hui qu’elle n’a pas pu être mère sous ce regard et elle l’a été, ensuite, si fugitivement, un éclair de quelques années.

Aujourd’hui, elle se sent plus lointaine, même avec ses amis, plus sage aussi. Elle a perdu des illusions et sa spiritualité s’est renforcée. Elle s’adresse plus souvent à l’esprit et dans la religion elle trouve un viatique. Elle n’a nul besoin d’aller à l’église pour les rituels religieux même s’il lui arrive d’entrer dans des églises. Prier l’apaise. Elle se sent entourée de millions de femmes qui, comme elle, ont perdu un fils ou un mari. Le nombre ne la console pas, le manque est personnel. C’est de Pierre qu’il s’agit. Elle peut compatir mais sait d’expérience qu’elle ne peut partager leur peine comme elles ne peuvent partager la sienne. Elle se rend compte qu’on partage un repas mais ni un bonheur ni un malheur. Elle peut seulement se réjouir du bonheur de l’autre, pas le partager. Elle sait que le chagrin va s’estomper peu à peu tandis que l’amputation restera jusqu’à la fin de ses jours.

Elle rêve beaucoup, nuit et jour. Elle se sent étrangère à sa vie.

1939

Voilà plus de vingt ans qu’ils sont installés à la campagne. Jules entretient encore le jardin, plus lentement. Il aime ce travail qui le ramène à ses origines, surtout au printemps et à l’automne. Eugénie aide son mari pour les tâches qui sont à sa portée. Ses proches se sont dispersés peu à peu. Elle a gardé une bonne amie qui habite dans un quartier nord de Paris. Leurs maris s’entendent bien. Parfois, ils viennent les voir et profiter de la campagne, surtout à la belle saison.

Eugénie se prépare pour l’anniversaire de ses soixante-douze ans. Elle est devant le miroir où elle ne s’éternise pas. Elle vérifie sa tenue, dispose ses cheveux qui sont déjà blancs et qu’elle a fait couper récemment, révolution des temps modernes. Elle se prépare à sortir pour une journée parisienne, voir ses amis et passer au cimetière parisien où sont enterrés ses parents et où Pierre a une inscription. Il y a des mois qu’elle n’y est allée. Elle a pensé tous ces jours derniers à ses morts avec lesquels elle reste en communication même si leurs visages s’estompent. Elle va déjeuner chez ses amis et veut passer au cimetière avant.

Elle s’étonne maintenant du bruit de la ville, qui s’est démultiplié depuis qu’elle l’a quittée. Des moteurs ne cessent de ronfler. Elle s’est mise à aimer les arbres. Elle respire mieux, loin de la poussière citadine. Sans qu’elle s’en aperçoive, elle ne saurait plus se passer de la nature avec laquelle elle se sent en harmonie.

Elle a brodé ces derniers temps, cela lui arrive encore, un petit napperon qu’elle a soigneusement plié dans un papier de soie, mis au fond de son sac. Elle veut passer au jardin couper quelques fleurs. Quand le temps du manque revient, elle coud. Ses mains sont occupées, saisies d’automatismes, ses pensées alors s’apaisent et une tranquillité revient. Elle a essayé le jardinage mais il ne produit pas en elle le même effet que les travaux d’aiguille. Elle se demande ce qui se passera si elle ne peut plus manier l’aiguille, soit à cause de ses doigts, soit à cause de ses yeux. Elle refuse d’y penser. Il sera bien temps le moment venu.

Elle se sent libre, son cœur est libre, elle a libéré l’être chéri, seul acte d’amour qui lui restait à accomplir à l’égard de son Pierre. Et en le libérant, Pierre est revenu en esprit, action de grâce, cadeau sans mot, présence irréelle et réelle tout à la fois. Elle ignore tout de ce travail intérieur dont elle ne saisit que les effets.

A l’automne de la même année, alors qu’elle est déjà une femme vieille de soixante-douze années, Eugénie perd son mari à l’aube de la deuxième guerre mondiale. Ce décès-là ne change rien. Le chagrin éprouvé de la perte de ce compagnon indéfectible va se ranger tout seul dans la case prévue à cet effet depuis des décennies.

Et pourtant c’est comme une débâcle pour elle aussi. Elle ne sait ce qu’elle va devenir. En quelques mois, la mort de Jules, la guerre, la mise en vente du domaine resté vide tout l’hiver. Elle est démunie. Elle a perdu avec Jules, la tendresse, la solidarité, la connivence qui les liaient depuis si longtemps. Elle ne se sent pas seule, trop de présences actives dans son esprit dont celle de son père n’est pas la moindre, elle se sent plutôt isolée.

A la fin de l’été suivant, tout à coup, la maison est vendue et quelques jours plus tard, occupée par les allemands. Le jardin est en friche. Eugénie a fait ce qu’elle a pu pour assurer un entretien minimum.

Par ce matin d’automne, il y a du brouillard. La petite maison en meulière qu’Eugénie habite en est tout enveloppée comme d’un coton hydrophile qui la protège des intrusions. Eugénie a eu l’assurance de Monsieur de Rouvier avant son départ, qu’elle pourrait rester chez elle, dans le pavillon de gardien, aussi longtemps que sa santé le lui permettrait, que le nouveau propriétaire s’y était engagé. Elle avait rencontré ce dernier mais pas encore sa femme qui venait d’avoir un bébé. En tant que père de six enfants, Monsieur Villeneuve avait été démobilisé et avait repris son travail. Elle était aujourd’hui invitée à faire la connaissance de la famille, relogée par la mairie, compte tenu de l’occupation de la maison par les allemands, dans une maison du bas de la ville.

Eugénie regarde par la fenêtre ce coton gris que des lueurs solaires transpercent par endroits. Elle est debout, ne bouge pas. Sa vie est très vide de contraintes depuis quelques mois et la prière, plus à ses esprits familiers qu’à Dieu, lui sont d’un puissant secours. Elle s’adresse au Seigneur pour le prier de la rappeler à lui pour rejoindre son Pierre, et son père et sa mère qui a tant souffert et qu’elle a soignée et veillée pendant des mois avec si peu de moyens pour soulager ses souffrances. Elle se souvient de ce long cauchemar, et de la naissance de Pierre et de la mort de celui-ci, suivi du déménagement, de l’arrivée incroyable dans ce parc somptueux avec pour tout ouvrage le linge de la maison. Elle était chargée du linge, tout le linge de la maison qu’elle lavait, repassait, raccommodait. Elle confectionnait elle-même les nouveaux draps quand il en manquait et elle fabriquait et brodait les nappes, et les serviettes au nom de chacun des enfants, les paraphes ou les noms entiers sur leur linge personnel de toilette. Les enfants la surnommaient Pidie et, de fait, c’est ainsi que M. et Mme Villeneuve avaient aussi pris l’habitude de la nommer.

Eugénie prend toujours plaisir à manipuler le linge. Elle ne pense plus à la splendeur des ouvrages d’autrefois que ses mains de toute façon ne seraient plus capables de réaliser. Elle aime les piles propres et ordonnées qui exhalent un délicieux parfum de fraîcheur ou de senteur quand elle y glisse des sachets de lavande, les piles de draps, de lin ou de coton, les plus lourdes qu’elle doit maintenant diviser pour pouvoir les porter, les piles de linge de toilette, toujours légères, le linge de table, nappes et serviettes et les mouchoirs aussi, délicatement brodés aux initiales de chacun des membres de la famille, comme les chemises de nuit. Puis les enfants ont grandi et s’en sont allés. Ils viennent en visite parfois. Tous ne s’arrêtent pas à la maison de gardien. 

Elle les voit passer. A l’époque, parfois, c’était l’une ou l’autre des bonnes qui lui apportait le linge sale, reprenant le linge propre, dans la brouette aux roues de bois, réservée à cet usage et recouverte pour le transport du linge propre, d’un drap immaculé. Autrefois, elle cousait, brodait, travaillait les matières et les couleurs. En acceptant de venir dans le pavillon de gardien, elle y avait renoncé. Jules était si content de sa nouvelle mission, que son patron le garde, et le loge. Elle-même s’était vite acclimatée dans cette campagne. Maintenant, personne ne le lui demande plus rien. Elle assure une présence en restant dans le pavillon.

Elle se prépare à faire la connaissance de la femme et des enfants du nouveau propriétaire.

La visite a été polie. La mère, occupée par sa maisonnée, l’a interrogée sur ses goûts et ses capacités. Eugénie a dit, un pincement au cœur, qu’elle ne pouvait plus broder ni même coudre de linge fin. Madame Villeneuve n’a nul besoin de linge fin. Elle a de nombreux enfants et un bébé nouveau-né. Eugénie s’est proposée pour le bébé si besoin est. La mère l’a sollicitée pour le potager. «  Il faut sortir cette pauvre femme  » avait-elle dit à son mari.

Jules était habile à la terre  ; Eugénie ne sait toujours rien de la nature végétale. Elle va peu au potager et moins encore dans la maison où elle n’a rien à faire.

Juillet 1943

Une autre enfant est arrivée, une enfant du dimanche. Le rationnement sévit. La maison où se trouve la famille se situe entre une gare de triage et un aéroport. Nuit après nuit, les bombardements sont incessants. A chaque alerte, la mère réveille les enfants. Ils se lèvent, les yeux écarquillés, prennent leur paquet d’affaires soigneusement préparé à l’avance. Il faut faire vite. Elle se charge du bébé et du sac des premières nécessités, son mari porte la petite de deux ans  ; les plus grands vont seuls ou par deux, se tenant par la main.

Eugénie prend contact avec ce bébé, fortuitement. Elle est surprise par un sentiment inconnu d’elle, prise d’une bouffée d’amour irrépressible le jour de ses soixante-seize ans !

Après la mort de Pierre, elle croyait être arrivée au-delà des mots, dans l’indicible, dans le retour aux origines. Et voilà qu’elle se sent emportée encore au-delà, dans l’origine même, dans l’amour, dans la mère origine. Ce petit enfant né dans la guerre des hommes est pour elle l’amour même, celui dont elle ignorait jusqu’à l’existence. La délicatesse, la fragilité, la vie lui sont données au présent. Un sentiment fugitif la traverse, elle peut partir. Elle peut quitter cette terre enrichie de ce capital qui n’en finit pas de s’échapper et de renaître. Ce miracle pleurant et criant, ce bébé femme qui a hérité du hurlement. Cette enfant, Eugénie l’imagine mutique, au moins silencieuse dans l’océan des mots qui lui paraissent vides de sens.

Pendant quelques jours, Eugénie est sidérée. Elle ne pense plus. Son esprit est vide, sa parole parcimonieuse. La bouffée d’amour pour le bébé, presque douloureuse par son acuité, ne trouve place nulle part en elle. Elle va débusquer et rouvrir une case verrouillée depuis l’aube de son temps. 

Eugénie est là, ce matin comme tous les matins depuis des mois, prête à se charger du bébé tandis que la mère vaque à ses occupations, pensant que cette vieille femme sans enfant, sans famille, qui a perdu son mari juste avant la guerre, s’est attachée à elle. Eugénie lui rend de menus services ou reste là, sans bouger, juste à attendre que le bébé s’éveille. Alors, avant même que l’enfant ait manifesté quoi que ce soit, elle sait qu’elle est éveillée, trotte à son chevet, un sourire illumine son visage.

Eugénie, dans une nouvelle métamorphose réintègre le monde des émotions, de l’incarnation, du développement des sens, après avoir été si longtemps aseptisée. Elle est prise charnellement, profite de cette abondance à sa disposition qui donne de la joie à tous les aspects de sa vie. Elle avait oublié. Le bébé est porté par cet amour, protégé par cette autorité tutélaire.

Lorsque la guerre arrive à son terme, le lien noué est aussi indélébile qu’insoupçonnable. La famille, d’abord, réintègre sa maison. Eugénie se retrouve à portée de main du bébé, devenue petit enfant, les mois passent si rapidement. Puis, très vite, si vite, la famille va quitter la maison, partir pour l’étranger. Eugénie a des problèmes de santé. Il n’est pas question qu’elle reste seule dans son pavillon. 

Le père convient avec elle de la faire entrer dans une maison de retraite afin qu’elle soit assurée des bons soins qui lui sont maintenant nécessaires. Eugénie ne peut que se plier à cette proposition raisonnable à laquelle son cœur rechigne. Verra-t-elle des arbres depuis son lit sur lequel elle s’imagine déjà réduite  ? Aura-t-elle des nouvelles du bébé  ? Elle se pose ces questions qu’elle n’ose énoncer à haute voix. Elle se prépare à quitter son pavillon, comme un passage à une quatrième vie à laquelle elle n’a pas eu le temps de se préparer. Elle pense que les changements dans sa vie ont été initiés par son père, sa mère, par Jules et maintenant par Monsieur Villeneuve.  Elle les a acceptés sans les anticiper.

Janvier 1951

Dans la maison de retraite, Eugénie a pour toute visite, de loin en loin, son amie de toujours, elle aussi veuve, âgée et fatiguée. Le jour de ses quatre-vingt-quatre ans, l’amie vient déjeuner avec elle, apportant un gâteau et un bouquet de fleurs des champs.

Eugénie elle-même ne sort guère au-delà du petit jardin entourant la résidence. Elle laisse filer le temps et le trouve parfois long. Elle confond dans un même amour Pierre et le bébé. Ce qui se rapproche est sa mère, la mère de son enfance et ce qui reste là permanent, c’est un bébé. Derrière ces deux figures de la mère et du bébé se tient le père réapparu de l’aube de sa vie, souriant, qui l’invite à le rejoindre. La douleur venue de l’absence de Pierre a disparu parce qu’inscrite dans le corps et que celui-ci est en train de se fondre pour disparaître à son tour. Dans ses rêveries se côtoient Pierre, sa mère, son père et le bébé dont elle attend toujours des nouvelles, sans plus y croire. Elle arrive au bout de son chemin. Elle coule seule par un froid et lumineux jour d’hiver. Elle part en pleine journée, au milieu des vivants éveillés et affairés. Elle est bien éveillée elle aussi, attendant le passage, remettant son âme au Dieu de son enfance qu’elle avait un temps renié. Elle s’y était en même temps accrochée comme le seul recours possible car que peuvent les vivants, hommes ou femmes, face aux chagrins de la vie ? Ils sont insuffisants. Elle avait eu besoin de beaucoup plus de force que la simple force humaine, fût-elle amicale, aimante ou compatissante. Seule une force de l’esprit, une force surnaturelle avait pu lui permettre de vivre animée. Une partie d’elle en voulait encore à ce Dieu qui l’avait privée de la chair de sa chair. Elle est si loin maintenant de celle qu’elle était. Elle est autre et aspire à les rejoindre. Elle n’a pas de représentation précise. Elle n’a jamais cru à l’enfer ni au paradis, elle croit à l’amour, un amour lumineux et entier. Elle connaît l’insuffisance et parfois l’incapacité des hommes et elle pense que l’au-delà est leur simple perfection. Par la mort, les hommes désincarnés entrent dans leur plénitude. Sans le savoir, elle s’est préparée de longue date à ce passage, elle a beaucoup renoncé, elle s’est dépouillée, rien ne la retient plus sur terre.

Elle a si peu envie de parler. Le silence conduit au silence et elle se sent bien dans ce silence nécessaire à l’éclosion. Son esprit quitte la scène.

Par un délicieux après-midi de mai, le bébé devenue cinquantenaire, après avoir cherché et trouvé Eugénie et Jules, fleurit la tombe et s’assoit sur la pierre chaude, se laissant caresser par un zéphyr de printemps, saison de tous les désastres et de toutes les renaissances. Elle a retrouvé Pidie qui n’a cessé de peupler sa vie.