Bobillette

Pidie 2

Par Ariane Chalant

Publié le 6 juin 2025

Chapitre 2

Juin 1879

Un jour à la fois, un jour après l’autre, transformés en semaines puis en mois, Marie a tenu bon, au prix d’efforts surhumains, se privant pour sa fille, gardant la tête haute, raffermissant sans cesse son âme liquéfiée. Chagrin et angoisse l’ont assaillie encore et encore mais elle a tenu bon. La répétition immuable des saisons si différentes les unes des autres, lui a permis de compter positivement le temps gagné. L’aube de l’été ravive en elle une palette de couleurs qu’elle ignore le reste de l’année. C’est seulement à la fin du printemps que sa prunelle saisit les jaunes ardents, les verts tendres et la lumière exaltée par la chaleur. Elle regarde sa fille étrangement. Elle méconnaissait sa fraîcheur et sa maturité qui lui semble avoir fait irruption dans leur vie, une surprise absolue venue récemment, depuis l’anniversaire de ses douze ans.

Marie n’a pas les moyens de laisser Eugénie poursuivre son instruction. Pourtant zélée, Eugénie quitte donc l’école et la question de son avenir se pose. Initiée à la couture, pour laquelle elle manifeste du goût et de l’adresse, la voie semble tracée. Un complément d’apprentissage et particulièrement celui de la broderie, lui plairait. Sa mère est soucieuse de trouver un lieu d’apprentissage correct. Les ateliers ont mauvaise réputation, les jeunes filles y sont trop libres de leurs allées et venues, propices aux mauvaises fréquentations ou bien elles sont exploitées, parfois même maltraitées. Marie a entendu parler d’histoires sordides. Elle veille jalousement sur la sécurité de sa fille, à défaut de garantir son épanouissement.

Toutes deux font le tour des ateliers du quartier. Aucun ne déclenche leur enthousiasme. Dans chaque atelier, elles sont reçues, parfois toisées et vite congédiées, sans regret. Eugénie, avec beaucoup de bon sens, sait dire assez vite lorsqu’elles sortent d’un atelier, ce qu’il en est : 

«  Elle crie fort !  

– Eugénie, tu ne dis pas «  elle  » en parlant de Madame la directrice.  »

Ou bien  : 

«  Il fait tout noir là-dedans.  Comment  font-elles pour coudre  ? » La mère ne trouve rien à objecter.

Ou encore  :

«  Quelle agitation et quel désordre. Il y a trop de monde.  Je ne veux pas aller là-dedans.

– Tu sais que ce n’est pas toi qui décidera mais, en effet, cet atelier manque de discipline.  »

Pendant ces jours de quête, la mère interroge, quand l’occasion s’en présente, certaines clientes de confiance. Elles ne savent pas de place disponible. Un jour, cependant, une dame dont la bienveillance ne réside pas dans les bonnes paroles lui indique une personne de sa connaissance que les malheurs de la vie ont obligée à subvenir à ses propres besoins et qui a ouvert un atelier, avec seulement quelques enfants, dans un bâtiment de son ancienne propriété. Il lui semble qu’elle cherche une nouvelle recrue, une de ses ouvrières l’ayant quittée pour se marier. Elle s’occupe elle-même des ouvrages et des apprenties et a une réputation de juste sévérité. L’atelier a quelque notoriété, elle-même y a fait appel pour une robe de baptême qui était de toute splendeur. L’atelier, certes, est assez éloigné.

Marie accepte le mot de recommandation proposé.

Eugénie et sa mère se mettent en route un beau matin d’été. Elles cherchent leur chemin et le trajet leur prend presque une heure. La mère est prête à renoncer tandis qu’Eugénie est guillerette, un peu excitée. En changeant de quartier, elle découvre un nouveau monde et a l’impression d’être plus grande. La mère pense qu’elle devra accompagner sa fille et aller la rechercher au moins la première année. Du temps à prendre sur son propre travail. Eugénie babille  :

«  Et puis, quand je connaîtrai bien le chemin, je prendrai des raccourcis. Je couperai ainsi le temps.  » La mère sourit.

Lorsqu’elles arrivent, l’entrée n’a rien d’engageant. La porte, ordinaire, jouxte une magnifique porte cochère d’un bel immeuble. Elles s’engagent dans cette porte basse. Dès la porte d’entrée passée, elles entendent des rires. Elles échangent un coup d’œil fugace. Elles s’avancent vers l’unique porte du rez-de-chaussée et frappent. Une dame, habillée de noir elle aussi, ouvre la porte. La mère d’Eugénie se présente tandis qu’Eugénie fait une discrète révérence, du meilleur aloi, sans que sa mère l’en ait priée au préalable. Mère et fille entrent dans un espace lumineux, tout le fond de la pièce est constitué d’une verrière donnant sur un jardin. Quatre fillettes sont appliquées à des tournures de robe ou des dessous délicats. Après les civilités et la présentation de la lettre de recommandation, Madame Barante invite Eugénie et sa mère à s’asseoir dans un coin sombre de la pièce aménagé en bureau, entouré de quelques chaises. 

L’accueil de Madame Barante est avenant, sa voix est pourtant blanche, comme impersonnelle, dénuée de tout sentiment. Très vite, inutile de perdre son temps, n’est-ce pas, elle donne à Eugénie, à titre d’essai, un ouvrage en train, un linge fin, superbement ajouré à sa base.

Tandis qu’Eugénie, installée à une table, est à sa besogne, que les adultes devisent, les petites dévisagent, à la dérobée, la nouvelle venue. Eugénie sent ces regards portés sur elle. Elle n’y décèle aucune hostilité, plutôt de la curiosité. Elle se garde de lever le nez, achève la tâche qui lui a été confiée. Elle vient porter le vêtement, non sans l’avoir au préalable soigneusement plié. Madame Barante qui a observé les mains fermes et déliées tenir le tissu avec délicatesse, a vu l’enfant travailler tout en parlant avec la mère qui raconte, brièvement qu’elle l’a élevée seule et lui a appris la couture, étant modiste de son état. Madame Barante apprécie le travail et fait parler l’enfant  :

 » Votre mère me dit que vous avez du goût pour la couture qu’elle a commencé à vous enseigner et que vous y êtes adroite.

– Je ne sais, Madame, je fais de mon mieux.

– Voilà qui est bien. Avez-vous déjà mené un ouvrage de bout en bout ?

– Non, Madame, je n’en ai pas eu l’occasion mais j’aimerais apprendre si telle est votre bon vouloir.  »

S’adressant à la mère  :

«  Cette jeune file me paraît pleine de vitalité. Est-elle toujours aussi phraseuse  ?

– Ma fille est un peu vive, il est vrai mais c’est une bonne enfant. Je lui dis parfois de rabattre le ton tant elle parle avec assurance qui pourrait être prise pour de l’impertinence. C’est une enfant curieuse d’apprendre et sérieuse à l’ouvrage.

– Nous verrons cela. Dites-moi, est-elle de bonne compagnie au moins  ?  »

Eugénie intervient  :

«  A l’école, nous étions engagées à nous entraider lorsque cela était nécessaire.

– Bien, mais je ne m’adressais pas à vous, Mademoiselle, que je sache  !  »

La mère a un regard désolé vers sa fille.

«  Madame, vous verrez à l’employer que vous pourrez compter sur elle.

– Bien, Madame, Mademoiselle, il me reste à vous énoncer les habitudes de la maison.  »

Madame Barante donne les règles, les horaires six jours sur sept, le repas de midi assuré sur place, la bonne tenue exigée, la ponctualité et l’assiduité, le respect des échéances, la qualité irréprochable du travail. Elle veille en personne à la perfection des ouvrages et fait recommencer autant de fois que nécessaire pour y aboutir. Elle est seule juge du temps d’apprentissage nécessaire.

«  Est-ce bien entendu  ? Voulez-vous repasser jeudi, ou plutôt vendredi. Ma raison sera faite.

– Nous repasserons, Madame.

– Une dernière précision  : pour commencer, le travail en silence est de rigueur. Lorsque je vous jugerai assez assurée pour ne pas lever l’aiguille en parlant, vous aurez la possibilité de vous entretenir avec vos compagnes à certains moments.  »

Marie sourit à cette évocation qui adviendra, elle en est à peu près sûre, dès les premiers jours.

Dans les regards croisés d’Eugénie et de Madame Barante, le courant est passé.

Mère et fille quittent le lieu n’osant échanger, de peur de contrarier le sort. Elles sont implicitement d’accord malgré, pour la mère, l’éloignement. Eugénie a été intriguée par un objet volumineux recouvert d’une housse.

«  Qu’est-ce que c’était  ?  » demande-t-elle à sa mère.

«  Je ne sais pas. Une machine peut-être. J’ai entendu parler de ces machines qui cousent mécaniquement. Tu auras peut-être l’occasion d’interroger Madame Barante, poliment s’il te plaît, Eugénie.  »

Le vendredi suivant, Madame Barante leur confirme que l’essai a été concluant. Les deux femmes se mettent d’accord. La mère accompagnera sa fille jusqu’à ce que celle-ci puisse faire le trajet seule. Eugénie commencera la semaine suivante. Une nouvelle ère familiale s’ouvre.

A suivre…